BOIRE À LA SANTÉ

BOIRE À LA SANTÉ
    D'où vient cette coutume ? est-ce depuis le temps qu'on boit ? Il paraît naturel qu'on boive du vin pour sa propre santé, mais non pas pour la santé d'un autre.
    Le propino des Grecs, adopté par les Romains, ne signifiait pas, je bois afin que vous vous portiez bien; mais, je bois avant vous pour que vous buviez; je vous invite à boire.
    Dans la joie d'un festin, on buvait pour célébrer sa maîtresse, et non pas pour qu'elle eût une bonne santé. Voyez dans Martial (liv. I, ep. LXXII).
    " Naevia sex cyathis, septem Justina bibatur. "
    Six coups pour Névia, sept au moins pour Justine.
    Les Anglais, qui se sont piqués de renouveler plusieurs coutumes de l'antiquité, boivent à l'honneur des dames; c'est ce qu'ils appellent toster; et c'est parmi eux un grand sujet de dispute si une femme est tostable ou non, si elle est digne qu'on la toste.
    On buvait à Rome pour les victoires d'Auguste, pour le retour de sa santé. Dion Cassius rapporte qu'après la bataille d'Actium le sénat décréta que dans les repas on lui ferait des libations au second service. C'est un étrange décret. Il est plus vraisemblable que la flatterie avait introduit volontairement cette bassesse. Quoi qu'il en soit, vous lisez dans Horace (liv. IV, od. v):
    " Hinc ad vina redit laetus, et alteris
    Te mensis adhibet Deum:
    Te multa prece, te prosequitur mero
    Defuso pateris; et laribus tuum
    Miscet numen, uti Graecia Castoris,
    Et magni memor Herculis.
    Longas o utinam, dux bone, ferias
    Praestes Hesperiae ! dicimus integro
    Sicci mane die; dicimus uvidi
    Quum sol Oceano subest. "
    Sois le dieu des festins, le dieu de l'allégresse
    Que nos tables soient tes autels.
    Préside à nos jeux solennels,
    Comme Hercule aux jeux de la Grèce.
    Seul tu fais les beaux jours, que tes jours soient sans fin !
    C'est ce que nous disons en revoyant l'aurore,
    Ce qu'en nos douces nuits nous redisons encore,
    Entre les bras du dieu du vin.
    On ne peut, ce me semble, faire entendre plus expressément ce que nous entendons par ces mots, " Nous avons bu à la santé de votre majesté. "
    C'est de là, probablement, que vint, parmi nos nations barbares, l'usage de boire à la santé de ses convives; usage absurde, puisque vous videriez quatre bouteilles sans leur faire le moindre bien: et que veut dire boire à la santé du roi, s'il ne signifie pas ce que nous venons de voir ?
    Le Dictionnaire de Trévoux nous avertit " qu'on ne boit pas à la santé de ses supérieurs en leur présence. " Passe pour la France et pour l'Allemagne; mais en Angleterre c'est un usage reçu. Il y a moins loin d'un homme à un homme à Londres qu'à Vienne.
    On sait de quelle importance il est en Angleterre de boire à la santé d'un prince qui prétend au trône; c'est se déclarer son partisan. Il en a coûté cher à plus d'un Écossais et d'un Irlandais pour avoir bu à la santé des Stuarts.
    Tous les whigs buvaient, après la mort du roi Guillaume, non pas à sa santé, mais à sa mémoire. Un tory nommé Brown, évêque de Cork en Irlande, grand ennemi de Guillaume, dit qu'il mettrait un bouchon à toutes les bouteilles qu'on vidait à la gloire de ce monarque, parce que cork en anglais signifie bouchon. Il ne s'en tint pas à ce fade jeu de mots; il écrivit, en 1702, une brochure (ce sont les mandements du pays) pour faire voir aux Irlandais que c'est une impiété atroce de boire à la santé des rois, et surtout à leur mémoire; que c'est une profanation de ces paroles de Jésus-Christ: " Buvez-en tous; faites ceci en mémoire de moi. "
    Ce qui étonnera, c'est que cet évêque n'était pas le premier qui eût conçu une telle démence. Avant lui le presbytérien Prynne avait fait un gros livre contre l'usage impie de boire à la santé des chrétiens.
    Enfin, il y eut un Jean Geré, curé de la paroisse de Sainte-Foi, qui publia " la divine potion pour conserver la santé spirituelle par la cure de la maladie invétérée de boire à la santé, avec des arguments clairs et solides contre cette coutume criminelle, le tout pour la satisfaction du public; à la requête d'un digne membre du parlement, l'an de notre salut 1648. "
    Notre révérend père Garasse, notre révérend père Patouillet, et notre révérend père Nonotte, n'ont rien de supérieur à ces profondeurs anglaises. Nous avons longtemps lutté, nos voisins et nous, à qui l'emporterait.

Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.

Игры ⚽ Нужен реферат?

Regardez d'autres dictionnaires:

  • Boire à la santé, au succès — ● Boire à la santé, au succès exprimer, avant de vider son verre, des vœux pour la santé, le succès, etc., de quelqu un …   Encyclopédie Universelle

  • SANTÉ — Si, depuis le développement de la pathologie, on n’emploie plus le mot de maladie(s) qu’au pluriel, a survécu trop longtemps la notion de santé (au singulier), concept vide mais unique pour lequel on s’efforce de trouver alors une espèce de… …   Encyclopédie Universelle

  • boire — 1. (boi r ), je bois, tu bois, il boit, nous buvons, vous buvez, ils boivent ; je buvais ; je bus, tu bus, il but, nous bûmes, vous bûtes, ils burent ; je boirai ; je boirais ; bois, buvons, buvez ; que je boive, que tu boives, qu il boive, que… …   Dictionnaire de la Langue Française d'Émile Littré

  • boire — BOIRE. v. a. Avaler une liqueur. Boire de l eau. boire du vin. boire bien trempé. boire frais. boire à la glace. boire chaud. boire dans un verre, dans le creux de la main. boire à la fontaine. boire au seau. boire un grand trait. boire à longs… …   Dictionnaire de l'Académie française

  • santé — Santé. s. f. Estat de celuy qui est sain, qui se porte bien. Bonne santé. parfaite santé. santé entiere, robuste, forte santé. foible santé. santé delicate. cela ruine la santé. avoir soin de sa santé. estre en santé. conserver sa santé.… …   Dictionnaire de l'Académie française

  • boire — 1. boire [ bwar ] v. tr. <conjug. : 53> • bevvre Xe; lat. bibere 1 ♦ Avaler (un liquide). ⇒ absorber, ingurgiter, prendre. Boire du vin. Boire du lait. Boire un jus de fruits, une grenadine. Voulez vous boire quelque chose ? Un liquide bon… …   Encyclopédie Universelle

  • santé — (san té) s. f. 1°   État de celui qui est sain, qui se porte bien ; exercice permanent et facile de toutes les fonctions de l économie. •   Je vous pourrais servir de quelque chose si j avais de la santé, BALZ. liv. II, lett. 3. •   Je ne croirai …   Dictionnaire de la Langue Française d'Émile Littré

  • boire — I. BOIRE. v. a. Je bois, tu bois, il boit; nous buvons, vous buvez, ils boivent. Je buvois. Je bus. Je boirai. Bois. Qu il boive. Que je busse. Je boirois. Avaler une liqueur. Boire de l eau, du vin, de la bière, etc. Boire frais. Boire à la… …   Dictionnaire de l'Académie Française 1798

  • BOIRE — v. a. ( Je bois, tu bois, il boit ; nous buvons, vous buvez, ils boivent. Je buvais. Je bus. Je boirai. Je boirais. Bois. Que je boive. Que je busse. Buvant. Bu. ) Avaler un liquide. Boire de l eau, du vin, de la bière, etc. Boire une médecine,… …   Dictionnaire de l'Academie Francaise, 7eme edition (1835)

  • BOIRE — v. tr. Avaler un liquide. Boire de l’eau, du vin, de la bière, etc. Absolument, Boire frais. Boire chaud. Boire à la fontaine. Boire dans le creux de la main. Boire dans un verre. Boire d’un trait. Boire à longs traits, à la régalade. Par… …   Dictionnaire de l'Academie Francaise, 8eme edition (1935)

Share the article and excerpts

Direct link
Do a right-click on the link above
and select “Copy Link”