HOMME

HOMME
    Pour connaître le physique de l'espèce humaine, il faut lire les ouvrages d'anatomie, les articles du Dictionnaire encyclopédique par M. Venel, ou plutôt faire un cours d'anatomie.
    Pour connaître l'homme qu'on appelle moral, il faut surtout avoir vécu et réfléchi.
    Tous les livres de morale ne sont-ils pas renfermés dans ces paroles de Job: " Homo natus de muliere, brevi vivens tempore, repletur multis miseriis; qui quasi flos egreditur et conteritur, et fugit velut umbra ? " " L'homme né de la femme vit peu; il est rempli de misères; il est comme une fleur qui s'épanouit, se flétrit, et qu'on écrase; il passe comme une ombre. "
    Nous avons déjà vu que la race humaine n'a qu'environ vingt-deux ans à vivre , en comptant ceux qui meurent sur le sein de leurs nourrices, et ceux qui traînent jusqu'à cent ans les restes d'une vie imbécile et misérable.
    C'est un bel apologue que cette ancienne fable du premier homme, qui était destiné d'abord à vivre vingt ans tout au plus: ce qui se réduisait à cinq ans, en évaluant une vie avec une autre. L'homme était désespéré; il avait auprès de lui une chenille, un papillon, un paon, un cheval, un renard, et un singe.
    Prolonge ma vie, dit-il à Jupiter; je vaux mieux que tous ces animaux-là: il est juste que moi et mes enfants nous vivions très longtemps pour commander à toutes les bêtes. Volontiers, dit Jupiter: mais je n'ai qu'un certain nombre de jours à partager entre tous les êtres à qui j'ai accordé la vie. Je ne puis te donner qu'en retranchant aux autres. Car ne t'imagine pas, parce que je suis Jupiter, que je sois infini et tout puissant: j'ai ma nature et ma mesure. Çà, je veux bien t'accorder quelques années de plus, en les ôtant à ces six animaux dont tu es jaloux, à condition que tu auras successivement leurs manières d'être. L'homme sera d'abord chenille, en se traînant comme elle dans sa première enfance. Il aura jusqu'à quinze ans la légèreté d'un papillon; dans sa jeunesse la vanité d'un paon. Il faudra, dans l'âge viril, qu'il subisse autant de travaux que le cheval. Vers les cinquante ans, il aura les ruses du renard; et dans sa vieillesse, il sera laid et ridicule comme un singe. C'est assez là en général le destin de l'homme.
    Remarquez encore que, malgré les bontés de Jupiter, cet animal, toute compensation faite, n'ayant que vingt-deux à vingt-trois ans à vivre tout au plus, en prenant le genre humain en général, il en faut ôter le tiers pour le temps du sommeil, pendant lequel on est mort; reste à quinze ou environ: de ces quinze retranchons au moins huit pour la première enfance, qui est, comme on l'a dit , le vestibule de la vie. Le produit net sera sept ans; de ces sept ans, la moitié au moins se consume dans les douleurs de toute espèce; pose trois ans et demi pour travailler, s'ennuyer, et pour avoir un peu de satisfaction: et que de gens n'en ont point du tout ! Eh bien ! pauvre animal, feras-tu encore le fier ?
    Malheureusement, dans cette fable, Dieu oublia d'habiller cet animal comme il avait vêtu le singe, le renard, le cheval, le paon, et jusqu'à la chenille. L'espèce humaine n'eut que sa peau rase, qui, continuellement exposée au soleil, à la pluie, à la grêle, devint gercée, tannée, truitée. Le mâle, dans notre continent, fut défiguré par des poils épars sur son corps, qui le rendirent hideux sans le couvrir. Son visage fut caché sous ses cheveux. Son menton devint un sol raboteux, qui porta une forêt de tiges menues, dont les racines étaient en haut, et les branches en bas. Ce fut dans cet état, et d'après cette image, que cet animal osa peindre Dieu, quand, dans la suite des temps, il apprit à peindre.
    La femelle, étant plus faible, devint encore plus dégoûtante et plus affreuse dans sa vieillesse: l'objet de la terre le plus hideux est une décrépite. Enfin, sans les tailleurs et les couturières, l'espèce humaine n'aurait jamais osé se montrer devant les autres. Mais avant d'avoir des habits, avant même de savoir parler, il dut s'écouler bien des siècles. Cela est prouvé; mais il faut le redire souvent.
    Cet animal non civilisé, abandonné à lui-même, dut être le plus sale et le plus pauvre de tous les animaux.
    Mon cher Adam, mon gourmand, mon bon père,
    Que faisais-tu dans les jardins d'Éden ?
    Travaillais-tu pour ce sot genre humain ?
    Caressais-tu madame ève ma mère ?
    Avouez-moi que vous aviez tous deux
    Les ongles longs, un peu noirs et crasseux,
    La chevelure assez mal ordonnée,
    Le teint bruni, la peau rude et tannée.
    Sans propreté, l'amour le plus heureux
    N'est plus amour, c'est un besoin honteux.
    Bientôt lassés de leur belle aventure,
    Dessous un chêne ils soupent galamment
    Avec de l'eau, du millet, et du gland
    Le repas fait, ils dorment sur la dure.
    Voilà l'état de la pure nature.
    Il est un peu extraordinaire qu'on ait harcelé, honni, levraudé un philosophe de nos jours très estimable, l'innocent, le bon Helvétius, pour avoir dit que si les hommes n'avaient pas des mains, ils n'auraient pu bâtir des maisons et travailler en tapisserie de haute lice. Apparemment que ceux qui ont condamné cette proposition ont un secret pour couper les pierres et les bois, et pour travailler à l'aiguille avec les pieds.
    J'aimais l'auteur du livre de l'Esprit. Cet homme valait mieux que tous ses ennemis ensemble; mais je n'ai jamais approuvé ni les erreurs de son livre, ni les vérités triviales qu'il débite avec emphase. J'ai pris son parti hautement quand des hommes absurdes l'ont condamné pour ces vérités mêmes.
    Je n'ai point de termes pour exprimer l'excès de mon mépris pour ceux qui, par exemple, ont voulu proscrire magistralement cette proposition: " Les Turcs peuvent être regardés comme des déistes. " Eh ! cuistres, comment voulez-vous donc qu'on les regarde ? comme des athées, parce qu'ils n'adorent qu'un seul Dieu ?
    Vous condamnez cette autre proposition-ci: " L'homme d'esprit sait que les hommes sont ce qu'ils doivent être; que toute haine contre eux est injuste; qu'un sot porte des sottises comme un sauvageon porte des fruits amers. "
    Ah ! sauvageons de l'école, vous persécutez un homme parce qu'il ne vous hait pas.
    Laissons là l'école, et poursuivons.
    De la raison, des mains industrieuses, une tête capable de généraliser des idées, une langue assez souple pour les exprimer; ce sont là les grands bienfaits accordés par l'être suprême à l'homme, à l'exclusion des autres animaux.
    Le mâle en général vit un peu moins longtemps que la femelle.
    Il est toujours plus grand, proportion gardée. L'homme de la plus haute taille a d'ordinaire deux ou trois pouces par-dessus la plus grande femme.
    Sa force est presque toujours supérieure; il est plus agile; et ayant tous les organes plus forts, il est plus capable d'une attention suivie. Tous les arts ont été inventés par lui et non par la femme. On doit remarquer que ce n'est pas le feu de l'imagination, mais la méditation persévérante, et la combinaison des idées, qui ont fait inventer les arts, comme les mécaniques, la poudre à canon, l'imprimerie, l'horlogerie, etc.
    L'espèce humaine est la seule qui sache qu'elle doit mourir, et elle ne le sait que par l'expérience. Un enfant élevé seul, et transporté dans une île déserte, ne s'en douterait pas plus qu'une plante et un chat.
    Un homme à singularités a imprimé que le corps humain est un fruit qui est vert jusqu'à la vieillesse, et que le moment de la mort est la maturité. Étrange maturité que la pourriture et la cendre ? la tête de ce philosophe n'était pas mûre. Combien la rage de dire des choses nouvelles a-t-elle fait dire de choses extravagantes !
    Les principales occupations de notre espèce sont le logement, la nourriture et le vêtement; tout le reste est accessoire: et c'est ce pauvre accessoire qui a produit tant de meurtres et de ravages.
DIFFÉRENTES RACES D'HOMMES.
    Nous avons vu ailleurs combien ce globe porte de races d'hommes différentes , et à quel point le premier nègre et le premier blanc qui se rencontrèrent dûrent être étonnés l'un de l'autre
    Il est même assez vraisemblable que plusieurs espèces d'hommes et d'animaux trop faibles ont péri. C'est ainsi qu'on ne retrouve plus de murex, dont l'espèce a été dévorée probablement par d'autres animaux qui vinrent après plusieurs siècles sur les rivages habités par ce petit coquillage.
    Saint Jérôme, dans son Histoire des Pères du désert, parle d'un centaure qui eut une conversation avec saint Antoine l'ermite. Il rend compte ensuite d'un entretien beaucoup plus long que le même Antoine eut avec un satyre.
    Saint Augustin, dans son trente-troisième sermon, intitulé, A ses frères dans le désert, dit des choses aussi extraordinaires que Jérôme: " J'étais déjà évêque d'Hippone quand j'allai en Éthiopie avec quelques serviteurs du Christ pour y prêcher l'Évangile. Nous vîmes dans ce pays beaucoup d'hommes et de femmes sans tête, qui avaient deux gros yeux sur la poitrine; nous vîmes dans des contrées encore plus méridionales un peuple qui n'avait qu'un oeil au front, etc. "
    Apparemment qu'Augustin et Jérôme parlaient alors par économie; ils augmentaient les oeuvres de la création pour manifester davantage les oeuvres de Dieu. Ils voulaient étonner les hommes par des fables, afin de les rendre plus soumis au joug de la foi.
    Nous pouvons être de très bons chrétiens sans croire aux centaures, aux hommes sans tête, à ceux qui n'avaient qu'un oeil ou qu'une jambe, etc. Mais nous ne pouvons douter que la structure intérieure d'un nègre ne soit différente de celle d'un blanc, puisque le réseau muqueux ou graisseux est blanc chez les uns et noir chez les autres. Je vous l'ai déjà dit; mais vous êtes sourds.
    Les Albinos et les Dariens, les premiers, originaires de l'Afrique, et les seconds, du milieu de l'Amérique, sont aussi différents de nous que les nègres. Il y a des races jaunes, rouges, grises. Nous avons déjà vu que tous les Américains sont sans barbe et sans aucun poil sur le corps, excepté les sourcils et les cheveux. Tous sont également hommes, mais comme un sapin, un chêne et un poirier sont également arbres; le poirier ne vient point du sapin, et le sapin ne vient point du chêne.
    Mais d'où vient qu'au milieu de la mer Pacifique, dans une île nommée Taïti, les hommes sont barbus ? C'est demander pourquoi nous le sommes, tandis que les Péruviens, les Mexicains et les Canadiens ne le sont pas; c'est demander pourquoi les singes ont des queues, et pourquoi la nature nous a refusé cet ornement, qui du moins est parmi nous d'une rareté extrême.
    Les inclinations, les caractères des hommes, diffèrent autant que leurs climats et leurs gouvernements. Il n'a jamais été possible de composer un régiment de Lapons et de Samoïèdes, tandis que les Sibériens leurs voisins deviennent des soldats intrépides.
    Vous ne parviendrez pas davantage à faire de bons grenadiers d'un pauvre Darien ou d'un Albino. Ce n'est pas parce qu'ils ont des yeux de perdrix; ce n'est pas parce que leurs cheveux et leurs sourcils sont de la soie la plus fine et la plus blanche; mais c'est parce que leur corps, et par conséquent leur courage, est de la plus extrême faiblesse. Il n'y a qu'un aveugle, et même un aveugle obstiné, qui puisse nier l'existence de toutes ces différentes espèces. Elle est aussi grande et aussi remarquable que celle des singes.
QUE TOUTES LES RACES D'HOMMES ONT TOUJOURS VÉCU EN SOCIÉTÉ.
    Tous les hommes qu'on a découverts dans les pays les plus incultes et les plus affreux vivent en société comme les castors, les fourmis, les abeilles, et plusieurs autres espèces d'animaux.
    On n'a jamais vu de pays où ils vécussent séparés, où le mâle ne se joignît à la femelle que par hasard, et l'abandonnât le moment d'après par dégoût; où la mère méconnût ses enfants après les avoir élevés, où l'on vécût sans famille et sans aucune société. Quelques mauvais plaisants ont abusé de leur esprit jusqu'au point de hasarder le paradoxe étonnant que l'homme est originairement fait pour vivre seul comme un loup cervier, et que c'est la société qui a dépravé la nature. Autant vaudrait-il dire que, dans la mer, les harengs sont originairement faits pour nager isolés, et que c'est par un excès de corruption qu'ils passent en troupes de la mer Glaciale sur nos côtes; qu'anciennement les grues volaient en l'air chacune à part, et que par une violation du droit naturel elles ont pris le parti de voyager de compagnie.
    Chaque animal a son instinct; et l'instinct de l'homme, fortifié par la raison, le porte à la société comme au manger et au boire. Loin que le besoin de la société ait dégradé l'homme, c'est l'éloignement de la société qui le dégrade. Quiconque vivrait absolument seul, perdrait bientôt la faculté de penser et de s'exprimer; il serait à charge à lui-même; il ne parviendrait qu'à se métamorphoser en bête. L'excès d'un orgueil impuissant, qui s'élève contre l'orgueil des autres, peut porter une âme mélancolique à fuir les hommes. C'est alors qu'elle s'est dépravée. Elle s'en punit elle-même: son orgueil fait son supplice; elle se ronge dans la solitude du dépit secret d'être méprisée et oubliée; elle s'est mise dans le plus horrible esclavage pour être libre.
    On a franchi les bornes de la folie ordinaire jusqu'à dire " qu'il n'est pas naturel qu'un homme s'attache à une femme pendant les neuf mois de sa grossesse; l'appétit satisfait, dit l'auteur de ces paradoxes, l'homme n'a plus besoin de telle femme, ni la femme de tel homme; celui-ci n'a pas le moindre souci, ni peut-être la moindre idée des suites de son action. L'un s'en va d'un côté, l'autre d'un autre; et il n'y a pas d'apparence qu'au bout de neuf mois ils aient la mémoire de s'être connus.... Pourquoi la secourra-t-il après l'accouchement ? Pourquoi lui aidera-t-il à élever un enfant qu'il ne sait pas seulement lui appartenir ? "
    Tout cela est exécrable; mais heureusement rien n'est plus faux. Si cette indifférence barbare était le véritable instinct de la nature, l'espèce humaine en aurait presque toujours usé ainsi. L'instinct est immuable; ses inconstances sont très rares. Le père aurait toujours abandonné la mère, la mère aurait abandonné son enfant, et il y aurait bien moins d'hommes sur la terre qu'il n'y a d'animaux carnassiers: car les bêtes farouches, mieux pourvues, mieux armées, ont un instinct plus prompt, des moyens plus sûrs, et une nourriture plus assurée que l'espèce humaine.
    Notre nature est bien différente de l'affreux roman que cet énergumène a fait d'elle. Excepté quelques âmes barbares entièrement abruties, ou peut-être un philosophe plus abruti encore, les hommes les plus durs aiment, par un instinct dominant, l'enfant qui n'est pas encore né, le ventre qui le porte, et la mère qui redouble d'amour pour celui dont elle a reçu dans son sein le germe d'un être semblable à elle.
    L'instinct des charbonniers de la Forêt-Noire leur parle aussi haut, les anime aussi fortement en faveur de leurs enfants, que l'instinct des pigeons et des rossignols les force à nourrir leurs petits. On a donc bien perdu son temps à écrire ces fadaises abominables.
    Le grand défaut de tous ces livres à paradoxes n'est-il pas de supposer toujours la nature autrement qu'elle n'est ? Si les satires de l'homme et de la femme, écrites par Boileau, n'étaient pas des plaisanteries, elles pécheraient par cette faute essentielle de supposer tous les hommes fous et toutes les femmes impertinentes.
    Le même auteur, ennemi de la société, semblable au renard sans queue , qui voulait que tous ses confrères se coupassent la queue, s'exprime ainsi d'un style magistral:
    " Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnées au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables:
    Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne ! "
    Ainsi, selon ce beau philosophe, un voleur, un destructeur aurait été le bienfaiteur du genre humain; et il aurait fallu punir un honnête homme qui aurait dit à ses enfants: Imitons notre voisin; il a enclos son champ, les bêtes ne viendront plus le ravager, son terrain deviendra plus fertile; travaillons le nôtre comme il a travaillé le sien, il nous aidera et nous l'aiderons: chaque famille cultivant son enclos, nous serons mieux nourris, plus sains, plus paisibles, moins malheureux. Nous tâcherons d'établir une justice distributive qui consolera notre pauvre espèce, et nous vaudrons mieux que les renards et les fouines, à qui cet extravagant veut nous faire ressembler.
    Ce discours ne serait-il pas plus sensé et plus honnête que celui du fou sauvage qui voulait détruire le verger du bonhomme ?
    Quelle est donc l'espèce de philosophie qui fait dire des choses que le sens commun réprouve du fond de la Chine jusqu'au Canada ? N'est-ce pas celle d'un gueux qui voudrait que tous les riches fussent volés par les pauvres, afin de mieux établir l'union fraternelle entre les hommes ?
    Il est vrai que si toutes les haies, toutes les forêts, toutes les plaines, étaient couvertes de fruits nourrissants et délicieux, il serait impossible, injuste et ridicule de les garder.
    S'il y a quelques îles où la nature prodigue les aliments et tout le nécessaire sans peine, allons-y vivre loin du fatras de nos lois: mais dès que nous les aurons peuplées, il faudra revenir au tien et au mien, et à ces lois qui très souvent sont fort mauvaises, mais dont on ne peut se passer.
L'HOMME EST-IL NÉ MÉCHANT ?
    Ne paraît-il pas démontré que l'homme n'est point né pervers et enfant du diable ? Si telle était sa nature, il commettrait des noirceurs, des barbaries sitôt qu'il pourrait marcher; il se servirait du premier couteau qu'il trouverait pour blesser quiconque lui déplairait. Il ressemblerait nécessairement aux petits louveteaux, aux petits renards, qui mordent dès qu'ils le peuvent.
    Au contraire, il est par toute la terre du naturel des agneaux tant qu'il est enfant. Pourquoi donc, et comment devient-il si souvent loup et renard ? N'est-ce pas que, n'étant né ni bon ni méchant, l'éducation, l'exemple, le gouvernement dans lequel il se trouve jeté, l'occasion enfin, le déterminent à la vertu ou au crime ?
    Peut-être la nature humaine ne pouvait-elle être autrement. L'homme ne pouvait avoir toujours des pensées fausses, ni toujours des pensées vraies, des affections toujours douces, ni toujours cruelles.
    Il paraît démontré que la femme vaut mieux que l'homme; vous voyez cent frères ennemis contre une Clytemnestre.
    Il y a des professions qui rendent nécessairement l'âme impitoyable; celle de soldat, celle de boucher, d'archer, de geôlier, et tous les métiers qui sont fondés sur le malheur d'autrui.
    L'archer, le satellite, le geôlier, par exemple, ne sont heureux qu'autant qu'ils font de misérables. Ils sont, il est vrai, nécessaires contre les malfaiteurs, et par là utiles à la société: mais sur mille mâles de cette espèce, il n'y en a pas un qui agisse par le motif du bien public, et qui même connaisse qu'il est un bien public.
    C'est surtout une chose curieuse de les entendre parler de leurs prouesses, comme ils comptent le nombre de leurs victimes, leurs ruses pour les attraper, les maux qu'ils leur ont fait souffrir, et l'argent qui leur en est revenu.
    Quiconque a pu descendre dans le détail subalterne du barreau; quiconque a entendu seulement des procureurs raisonner familièrement entre eux, et s'applaudir des misères de leurs clients, peut avoir une très mauvaise opinion de la nature.
    Il est des professions plus affreuses, et qui sont briguées pourtant comme un canonicat.
    Il en est qui changent un honnête homme en fripon, et qui l'accoutument malgré lui à mentir, à tromper, sans qu'à peine il s'en aperçoive; à se mettre un bandeau devant les yeux, à s'abuser par l'intérêt et par la vanité de son état, à plonger sans remords l'espèce humaine dans un aveuglement stupide.
    Les femmes, sans cesse occupées de l'éducation de leurs enfants, et renfermées dans leurs soins domestiques, sont exclues de toutes ces professions qui pervertissent la nature humaine, et qui la rendent atroce. Elles sont partout moins barbares que les hommes.
    Le physique se joint au moral pour les éloigner des grands crimes; leur sang est plus doux; elles aiment moins les liqueurs fortes qui inspirent la férocité. Une preuve évidente, c'est que sur mille victimes de la justice, sur mille assassins exécutés, vous comptez à peine quatre femmes, ainsi que nous l'avons prouvé ailleurs. Je ne crois pas même qu'en Asie il y ait deux exemples de femmes condamnées à un supplice public.
    Il paraît donc que nos coutumes, nos usages, ont rendu l'espèce mâle très méchante.
    Si cette vérité était générale et sans exception, cette espèce serait plus horrible que ne l'est à nos yeux celle des araignées, des loups et des fouines. Mais heureusement les professions qui endurcissent le coeur et le remplissent de passions odieuses sont très rares. Observez que, dans une nation d'environ vingt millions de têtes, il y a tout au plus deux cent mille soldats. Ce n'est qu'un soldat par deux cents individus. Ces deux cent mille soldats sont tenus dans la discipline la plus sévère. Il y a parmi eux de très honnêtes gens qui reviennent dans leur village achever leur vieillesse en bons pères et en bons maris.
    Les autres métiers dangereux aux moeurs sont en petit nombre.
    Les laboureurs, les artisans, les artistes, sont trop occupés pour se livrer souvent au crime.
    La terre portera toujours des méchants détestables. Les livres en exagéreront toujours le nombre, qui, bien que trop grand, est moindre qu'on ne le dit.
    Si le genre humain avait été sous l'empire du diable, il n'y aurait plus personne sur la terre.
    Consolons-nous; on a vu, on verra toujours de belles âmes depuis Pékin jusqu'à La Rochelle; et, quoi qu'en disent des licenciés et des bacheliers, les Titus, les Trajan, les Antonin, et Pierre Bayle, ont été de fort honnêtes gens.
DE L'HOMME DANS L'ÉTAT DE PURE NATURE.
    Que serait l'homme dans l'état qu'on nomme de pure nature ? Un animal fort au-dessous des premiers Iroquois qu'on trouva dans le nord de l'Amérique.
    Il serait très inférieur à ces Iroquois, puisque ceux-ci savaient allumer du feu et se faire des flèches. Il fallut des siècles pour parvenir à ces deux arts.
    L'homme abandonné à la pure nature n'aurait pour tout langage que quelques sons mal articulés; l'espèce serait réduite à un très petit nombre par la difficulté de la nourriture et par le défaut des secours, du moins dans nos tristes climats. Il n'aurait pas plus de connaissance de Dieu et de l'âme que des mathématiques; ses idées seraient renfermées dans le soin de se nourrir. L'espèce des castors serait très préférable.
    C'est alors que l'homme ne serait précisément qu'un enfant robuste; et on a vu beaucoup d'hommes qui ne sont pas fort au-dessus de cet état.
    Les Lapons, les Samoïèdes, les habitants du Kamtschatka, les Cafres, les Hottentots, sont à l'égard de l'homme en l'état de pure nature, ce qu'étaient autrefois les cours de Cyrus et de Sémiramis, en comparaison des habitants des Cévennes. Et cependant ces habitants du Kamtschatka et ces Hottentots de nos jours, si supérieurs à l'homme entièrement sauvage, sont des animaux qui vivent six mois de l'année dans des cavernes, où ils mangent à pleines mains la vermine dont ils sont mangés.
    En général l'espèce humaine n'est pas de deux ou trois degrés plus civilisée que les gens du Kamtschatka. La multitude des bêtes brutes appelées hommes, comparée avec le petit nombre de ceux qui pensent, est au moins dans la proportion de cent à un chez beaucoup de nations.
    Il est plaisant de considérer d'un côté le P. Malebranche qui s'entretient familièrement avec le Verbe, et de l'autre ces millions d'animaux semblables à lui qui n'ont jamais entendu parler de Verbe, et qui n'ont pas une idée métaphysique.
    Entre les hommes à pur instinct et les hommes de génie, flotte ce nombre immense occupé uniquement de subsister.
    Cette subsistance coûte des peines si prodigieuses, qu'il faut souvent, dans le nord de l'Amérique, qu'une image de Dieu coure cinq ou six lieues pour avoir à dîner, et que chez nous l'image de Dieu arrose la terre de ses sueurs toute l'année pour avoir du pain.
    Ajoutez à ce pain ou à l'équivalent une hutte et un méchant habit; voilà l'homme tel qu'il est en général d'un bout de l'univers à l'autre. Et ce n'est que dans une multitude de siècles qu'il a pu arriver à ce haut degré.
    Enfin, après d'autres siècles les choses viennent au point où nous les voyons. Ici on représente une tragédie en musique; là on se tue sur la mer dans un autre hémisphère avec mille pièces de bronze; l'opéra et un vaisseau de guerre du premier rang étonnent toujours mon imagination. Je doute qu'on puisse aller plus loin dans aucun des globes dont l'étendue est semée. Cependant plus de la moitié de la terre habitable est encore peuplée d'animaux à deux pieds qui vivent dans cet horrible état qui approche de la pure nature, ayant à peine le vivre et le vêtir, jouissant à peine du don de la parole, s'apercevant à peine qu'ils sont malheureux, vivant et mourant sans presque le savoir.
EXAMEN D'UNE PENSÉE DE PASCAL SUR L'HOMME.
    " Je puis concevoir un homme sans mains, sans pieds, et je le concevrais même sans tête, si l'expérience ne m'apprenait que c'est par là qu'il pense. C'est donc la pensée qui fait l'être de l'homme, et sans quoi on ne peut le concevoir. " (Pensées de Pascal, 1re partie, IV, 2.)
    Comment concevoir un homme sans pieds, sans mains et sans tête ? ce serait un être aussi différent d'un homme que d'une citrouille.
    Si tous les hommes étaient sans tête, comment la vôtre concevrait-elle que ce sont des animaux comme vous, puisqu'ils n'auraient rien de ce qui constitue principalement votre être ? Une tête est quelque chose, les cinq sens s'y trouvent; la pensée aussi. Un animal qui ressemblerait de la nuque du cou en bas à un homme, ou à un de ces singes qu'on nomme orang-outang, ou l'homme des bois, ne serait pas plus un homme qu'un singe ou qu'un ours à qui on aurait coupé la tête et la queue.
    " C'est donc la pensée qui fait l'être de l'homme, etc. " En ce cas la pensée serait son essence, comme l'étendue et la solidité sont l'essence de la matière. L'homme penserait essentiellement et toujours, comme la matière est toujours étendue et solide. Il penserait dans un profond sommeil sans rêves, dans un évanouissement, dans une léthargie, dans le ventre de sa mère. Je sais bien que jamais je n'ai pensé dans aucun de ces états; je l'avoue souvent, et je me doute que les autres sont comme moi.
    Si la pensée était essentielle à l'homme, comme l'étendue à la matière, il s'ensuivrait que Dieu n'a pu priver cet animal d'entendement, puisqu'il ne peut priver la matière d'étendue; car alors elle ne serait plus matière. Or, si l'entendement est essentiel à l'homme, il est donc pensant par sa nature, comme Dieu est Dieu par sa nature.
    Si je voulais essayer de définir Dieu, autant qu'un être aussi chétif que nous peut le définir, je dirais que la pensée est son être, son essence; mais l'homme !
    Nous avons la faculté de penser, de marcher, de parler, de manger, de dormir: mais nous n'usons pas toujours de ces facultés, cela n'est pas dans notre nature.
    La pensée chez nous n'est-elle pas un attribut ? et si bien un attribut, qu'elle est tantôt faible, tantôt forte, tantôt raisonnable, tantôt extravagante ? elle se cache, elle se montre; elle fuit, elle revient; elle est nulle, elle est reproduite. L'essence est tout autre chose: elle ne varie jamais; elle ne connaît pas le plus ou le moins.
    Quel serait donc l'animal sans tête supposé par Pascal ? un être de raison. Il aurait pu supposer tout aussi bien un arbre à qui Dieu aurait donné la pensée, comme on a dit que les dieux avaient accordé la voix aux arbres de Dodone.
RÉFLEXION GÉNÉRALE SUR L'HOMME.
    Il faut vingt ans pour mener l'homme de l'état de plante où il est dans le ventre de sa mère, et de l'état de pur animal, qui est le partage de sa première enfance, jusqu'à celui où la maturité de la raison commence à poindre. Il a fallu trente siècles pour connaître un peu sa structure. Il faudrait l'éternité pour connaître quelque chose de son âme. Il ne faut qu'un instant pour le tuer.

Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.

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  • Homme [2] — Homme, Nebenfluß der Lesse in der belgischen Provinz Luxenburg …   Pierer's Universal-Lexikon

  • Homme — (franz., spr. omm ), Mensch, Mann; h. d affaires, Geschäftsführer, Haushofmeister, früher soviel wie Finanzbeamter; b. d Etat, Staatsmann; h. de lettres, Literat; h. de qualité, Standesperson …   Meyers Großes Konversations-Lexikon

  • Homme — (frz., spr. omm), Mensch, Mann; H. d affaires (spr. daffähr), Geschäftsführer, Haushofmeister; H. de lettres (spr. lettr.), Literat; H. d esprit (spr. rih), Mann von Geist; H. de qualité (spr. ka ), Mann von Stande …   Kleines Konversations-Lexikon

  • Homme — (frz. omm), Mensch, Mann …   Herders Conversations-Lexikon

  • HOMME — s. m. Animal raisonnable, être formé d un corps et d une âme. Dans ce sens, il se dit en parlant De l un et de l autre sexe, et on l emploie souvent au singulier pour désigner L espèce humaine en général. Dieu créa l homme à son image. Le corps… …   Dictionnaire de l'Academie Francaise, 7eme edition (1835)

  • HOMME — n. m. Animal raisonnable, être formé d’un corps et d’une âme. Dans ce sens, il se dit en parlant de l’un et de l’autre sexe, et on l’emploie souvent au singulier pour désigner l’Espèce humaine en général. Dieu créa l’homme à son image. Le corps… …   Dictionnaire de l'Academie Francaise, 8eme edition (1935)

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