NÉCESSAIRE

NÉCESSAIRE
OSMIN.
    Ne dites-vous pas que tout est nécessaire ?
SÉLIM.
    Si tout n'était pas nécessaire, il s'ensuivrait que Dieu aurait fait des choses inutiles.
OSMIN.
    C'est-à-dire qu'il était nécessaire à la nature divine qu'elle fît tout ce qu'elle a fait ?
SÉLIM.
    Je le crois, ou du moins je le soupçonne. Il y a des gens qui pensent autrement; je ne les entends point; peut-être ont-ils raison. Je crains la dispute sur cette matière.
OSMIN.
    C'est aussi d'un autre nécessaire que je veux vous parler.
SÉLIM.
    Quoi donc ? de ce qui est nécessaire à un honnête homme pour vivre ? du malheur où l'on est réduit quand on manque du nécessaire ?
OSMIN.
    Non; car ce qui est nécessaire à l'un ne l'est pas toujours à l'autre: il est nécessaire à un Indien d'avoir du riz, à un Anglais d'avoir de la viande; il faut une fourrure à un Russe, et une étoffe de gaze à un Africain; tel homme croit que douze chevaux de carrosse lui sont nécessaires, tel autre se borne à une paire de souliers, tel autre marche gaiement pieds nus: je veux vous parler de ce qui est nécessaire à tous les hommes.
SÉLIM.
    Il me semble que Dieu a donné tout ce qu'il fallait à cette espèce: des yeux pour voir, des pieds pour marcher, une bouche pour manger, un oesophage pour avaler, un estomac pour digérer, une cervelle pour raisonner, des organes pour produire leurs semblables.
OSMIN.
    Comment donc arrive-t-il que des hommes naissent privés d'une partie de ces choses nécessaires ?
SÉLIM.
    C'est que les lois générales de la nature ont amené des accidents qui ont fait naître des monstres; mais en général l'homme est pourvu de tout ce qu'il lui faut pour vivre en société.
OSMIN.
    Y a-t-il des notions communes à tous les hommes, qui servent à les faire vivre en société ?
SÉLIM.
    Oui. J'ai voyagé avec Paul Lucas, et partout où j'ai passé, j'ai vu qu'on respectait son père et sa mère, qu'on se croyait obligé de tenir sa promesse, qu'on avait de la pitié pour les innocents opprimés, qu'on détestait la persécution, qu'on regardait la liberté de penser comme un droit de la nature, et les ennemis de cette liberté comme les ennemis du genre humain; ceux qui pensent différemment m'ont paru des créatures mal organisées, des monstres comme ceux qui sont nés sans yeux et sans mains.
OSMIN.
    Ces choses nécessaires le sont-elles en tout temps et en tous lieux ?
SÉLIM.
    Oui, sans cela elles ne seraient pas nécessaires à l'espèce humaine.
OSMIN.
    Ainsi une créance qui est nouvelle n'était pas nécessaire à cette espèce. Les hommes pouvaient très bien vivre en société et remplir leurs devoirs envers Dieu, avant de croire que Mahomet ait eu de fréquents entretiens avec l'ange Gabriel.
SÉLIM.
    Rien n'est plus évident: il serait ridicule de penser qu'on n'eût pu remplir ses devoirs d'homme avant que Mahomet fût venu au monde; il n'était point du tout nécessaire à l'espèce humaine de croire à l'Alcoran: le monde allait avant Mahomet tout comme il va aujourd'hui. Si le mahométisme avait été nécessaire au monde, il aurait existé en tous lieux; Dieu, qui nous a donné à tous deux yeux pour voir son soleil, nous aurait donné à tous une intelligence pour voir la vérité de la religion musulmane. Cette secte n'est donc que comme les lois positives qui changent selon les temps et selon les lieux, comme les modes, comme les opinions des physiciens qui se succèdent les unes aux autres.
    La secte musulmane ne pouvait donc être essentiellement nécessaire à l'homme.
OSMIN.
    Mais puisqu'elle existe, Dieu l'a permise ?
SÉLIM.
    Oui, comme il permet que le monde soit rempli de sottises, d'erreurs, et de calamités. Ce n'est pas à dire que les hommes soient tous essentiellement faits pour être sots et malheureux. Il permet que quelques hommes soient mangés par les serpents; mais on ne peut pas dire: Dieu a fait l'homme pour être mangé par des serpents.
OSMIN.
    Qu'entendez-vous en disant, Dieu permet ? rien peut-il arriver sans ses ordres ? permettre, vouloir et faire, n'est-ce pas pour lui la même chose ?
SÉLIM.
    Il permet le crime, mais il ne le fait pas.
OSMIN.
    Faire un crime, c'est agir contre la justice divine, c'est désobéir à Dieu. Or Dieu ne peut désobéir à lui-même, il ne peut commettre de crime; mais il a fait l'homme de façon que l'homme en commet beaucoup: d'où vient cela ?
SÉLIM.
    Il y a des gens qui le savent, mais ce n'est pas moi. Tout ce que je sais bien, c'est que l'Alcoran est ridicule, quoique de temps en temps il y ait d'assez bonnes choses. Certainement l'Alcoran n'était point nécessaire à l'homme; je m'en tiens là: je vois clairement ce qui est faux, et je connais très peu ce qui est vrai.
OSMIN.
    Je croyais que vous m'instruiriez, et vous ne m'apprenez rien.
SÉLIM.
    N'est-ce pas beaucoup de connaître les gens qui vous trompent, et les erreurs grossières et dangereuses qu'ils vous débitent ?
OSMIN.
    J'aurais à me plaindre d'un médecin qui me ferait une exposition des plantes nuisibles, et qui ne m'en montrerait pas une salutaire.
SÉLIM.
    Je ne suis point médecin, et vous n'êtes point malade; mais il me semble que je vous donnerais une fort bonne recette si je vous disais: Défiez-vous de toutes les inventions des charlatans, adorez Dieu, soyez honnête homme, et croyez que deux et deux font quatre.

Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.

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