PHILOSOPHIE

PHILOSOPHIE
SECTION PREMIÈRE.
    Écrivez filosofie ou philosophie, comme il vous plaira; mais convenez que dès qu'elle paraît elle est persécutée. Les chiens à qui vous présentez un aliment pour lequel ils n'ont pas de goût vous mordent.
    Vous direz que je répète; mais il faut remettre cent fois devant les yeux du genre humain que la sacrée congrégation condamna Galilée, et que les cuistres qui déclarèrent excommuniés tous les bons citoyens qui se soumettraient au grand Henri IV, furent les mêmes qui condamnèrent les seules vérités qu'on pouvait trouver dans les ouvrages de Descartes.
    Tous les barbets de la fange théologique, aboyant les uns contre les autres, aboyèrent tous contre De Thou, contre La Mothe-le-Vayer, contre Bayle. Que de sottises ont été écrites par de petits écoliers welches contre le sage Locke !
    Ces Welches disent que César, Cicéron, Sénèque, Pline, Marc-Aurèle, pouvaient être philosophes, mais que cela n'est pas permis chez les Welches. On leur répond que cela est très permis et très utile chez les Français; que rien n'a fait plus de bien aux Anglais, et qu'il est temps d'exterminer la barbarie.
    Vous me répliquez qu'on n'en viendra pas à bout. Non, chez le peuple et chez les imbéciles; mais chez tous les honnêtes gens votre affaire est faite.
SECTION II.
    Un des grands malheurs, comme un des grands ridicules du genre humain, c'est que dans tous les pays qu'on appelle policés, excepté peut-être à la Chine, les prêtres se chargèrent de ce qui n'appartenait qu'aux philosophes. Ces prêtres se mêlèrent de régler l'année: c'était, disaient-ils, leurs droits; car il était nécessaire que les peuples connussent leurs jours de fêtes. Ainsi les prêtres chaldéens, égyptiens, grecs, romains, se crurent mathématiciens et astronomes: mais quelle mathématique et quelle astronomie ! Ils étaient trop occupés de leurs sacrifices, de leurs oracles, de leurs divinations, de leurs augures, pour étudier sérieusement. Quiconque s'est fait un métier de la charlatanerie ne peut avoir l'esprit juste et éclairé. Ils furent astrologues, et jamais astronomes.
    Les prêtres grecs eux-mêmes ne firent d'abord l'année que de trois cent soixante jours. Il fallut que les géomètres leur apprissent qu'ils s'étaient trompés de cinq jours et plus. Ils réformèrent donc leur année. D'autres géomètres leur montrèrent encore qu'ils s'étaient trompés de six heures. Iphitus les obligea de changer leur almanach grec. Ils ajoutèrent un jour de quatre ans en quatre ans à leur année fautive; et Iphitus célébra ce changement par l'institution des olympiades.
    On fut enfin obligé de recourir au philosophe Méthon, qui, en combinant l'année de la lune avec celle du soleil, composa son cycle de dix-neuf années, au bout desquelles le soleil et la lune revenaient au même point à une heure et demie près. Ce cycle fut gravé en or dans la place publique d'Athènes; et c'est ce fameux nombre d'or dont on se sert encore aujourd'hui avec les corrections nécessaires.
    On sait assez quelle confusion ridicule les prêtres romains avaient introduite dans le comput de l'année.
    Leurs bévues avaient été si grandes que leurs fêtes de l'été arrivaient en hiver. César, l'universel César, fut obligé de faire venir d'Alexandrie le philosophe Sosigène pour réparer les énormes fautes des pontifes.
    Lorsqu'il fut encore nécessaire de réformer le calendrier de Jules-César, sous le pontificat de Grégoire XIII, à qui s'adressa-t-on ? fut-ce à quelque inquisiteur ? Ce fut à un philosophe, à un médecin nommé Lilio.
    Que l'on donne le livre de la Connaissance des temps à faire au professeur Cogé, recteur de l'université, il ne saura pas seulement de quoi il est question. Il faudra bien en revenir à M. de Lalande de l'académie des sciences, chargé de ce très pénible travail trop mal récompensé.
    Le rhéteur Cogé a donc fait une étrange bévue, quand il a proposé pour les prix de l'université ce sujet si singulièrement énoncé: Non magis Deo quam regibus infensa est ista quoe vocatur hodie philosophia. " Cette, qu'on nomme aujourd'hui philosophie, n'est pas plus ennemie de Dieu que des rois. " Il voulait dire moins ennemie. Il a pris magis pour minus. Et le pauvre homme devait savoir que nos académies ne sont ennemies du roi ni de Dieu.
SECTION III.
    Si la philosophie a fait tant d'honneur à la France dans l'Encyclopédie, il faut avouer aussi que l'ignorance et l'envie, qui ont osé condamner cet ouvrage, auraient couvert la France d'opprobre, si douze ou quinze convulsionnaires, qui formèrent une cabale, pouvaient être regardés comme les organes de la France, eux qui n'étaient en effet que les ministres du fanatisme et de la sédition, eux qui ont forcé le roi à casser le corps qu'ils avaient séduit. Leurs manoeuvres ne furent pas si violentes que du temps de la Fronde, mais ne furent pas moins ridicules. Leur fanatique crédulité pour les convulsions et pour les misérables prestiges de Saint-Médard était si forte, qu'ils obligèrent un magistrat, d'ailleurs sage et respectable, de dire en plein parlement " que les miracles de l'Église catholique subsistaient toujours. " On ne peut entendre par ces miracles que ceux des convulsions. Assurément il ne s'en fait pas d'autres, à moins qu'on ne croie aux petits enfants ressuscités par saint Ovide. Le temps des miracles est passé; l'Église triomphante n'en a plus besoin. De bonne foi, y avait-il un seul des persécuteurs de l'Encyclopédie qui entendît un mot des articles d'astronomie, de dynamique, de géométrie, de métaphysique, de botanique, de médecine, d'anatomie, dont ce livre, devenu si nécessaire, est chargé à chaque tome ? Quelle foule d'imputations absurdes et de calomnies grossières n'accumula-t-on pas contre ce trésor de toutes les sciences ! Il suffirait de les réimprimer à la suite de l'Encyclopédie pour éterniser leur honte. Voilà ce que c'est que d'avoir voulu juger un ouvrage qu'on n'était pas même en état d'étudier. Les lâches ! ils ont crié que la philosophie ruinait la catholicité. Quoi donc ! sur vingt millions d'hommes s'en est-il trouvé un seul qui ait vexé le moindre habitué de paroisse ? un seul a-t-il jamais manqué de respect dans les églises ? un seul a-t-il proféré publiquement contre nos cérémonies une seule parole qui approchât de la virulence avec laquelle on s'exprimait alors contre l'autorité royale ?
    Répétons que jamais la philosophie n'a fait de mal à l'État, et que le fanatisme, joint à l'esprit de corps, lui en a fait beaucoup dans tous les temps.
SECTION IV.
Précis de la philosophie ancienne.
    J'ai consumé environ quarante années de mon pélerinage dans deux ou trois coins de ce monde à chercher cette pierre philosophale qu'on nomme la vérité. J'ai consulté tous les adeptes de l'antiquité, Épicure et Augustin, Platon et Malebranche, et je suis demeuré dans ma pauvreté. Peut-être dans tous ces creusets des philosophes y a-t-il une ou deux onces d'or; mais tout le reste est tête-morte, fange insipide, dont rien ne peut naître.
    Il me semble que les Grecs nos maîtres écrivaient bien plus pour montrer leur esprit qu'ils ne se servaient de leur esprit pour s'instruire. Je ne vois pas un seul auteur de l'antiquité qui ait un système suivi, méthodique, clair, marchant de conséquence en conséquence.
    Quand j'ai voulu rapprocher et combiner les systèmes de Platon, du précepteur d'Alexandre, de Pythagore, et des Orientaux, voici à peu près ce que j'en ai pu tirer.
    Le hasard est un mot vide de sens; rien ne peut exister sans cause. Le monde est arrangé suivant des lois mathématiques; donc il est arrangé par une intelligence.
    Ce n'est pas un être intelligent tel que je le suis qui a présidé à la formation de ce monde, car je ne puis former un ciron; donc ce monde est l'ouvrage d'une intelligence prodigieusement supérieure.
    Cet être, qui possède l'intelligence et la puissance dans un si haut degré, existe-t-il nécessairement ? Il le faut bien; car il faut, ou qu'il ait reçu l'être par un autre, ou qu'il soit par sa propre nature. S'il a reçu l'être par un autre, ce qui est très difficile à concevoir, il faut donc que je recoure à cet autre, et cet autre sera le premier moteur. De quelque côté que je me tourne, il faut donc que j'admette un premier moteur puissant et intelligent, qui est tel nécessairement par sa propre nature.
    Ce premier moteur a-t-il produit les choses de rien ? cela ne se conçoit pas; créer de rien, c'est changer le néant en quelque chose. Je ne dois point admettre une telle production, à moins que je ne trouve des raisons invincibles qui me forcent d'admettre ce que mon esprit ne peut jamais comprendre.
    Tout ce qui existe paraît exister nécessairement, puisqu'il existe. Car s'il y a aujourd'hui une raison de l'existence des choses, il y en a eu une hier, il y en a eu une dans tous les temps; et cette cause doit toujours avoir eu son effet, sans quoi elle aurait été pendant l'éternité une cause inutile.
    Mais comment les choses auront-elles toujours existé, étant visiblement sous la main du premier moteur ? Il faut donc que cette puissance ait toujours agi; de même, à peu près, qu'il n'y a point de soleil sans lumière, de même qu'il n'y a point de mouvement sans un être qui passe d'un point de l'espace dans un autre point.
    Il y a donc un être puissant et intelligent qui a toujours agi; et si cet être n'avait point agi, à quoi lui aurait servi son existence ?
    Toutes les choses sont donc des émanations éternelles de ce premier moteur.
    Mais comment imaginer que de la pierre et de la fange soient des émanations de l'être éternel, intelligent et puissant ?
    Il faut de deux choses l'une, ou que la matière de cette pierre et cette fange existent nécessairement par elles-mêmes, ou qu'elles existent nécessairement par ce premier moteur; il n'y a pas de milieu.
    Ainsi donc il n'y a que deux partis à prendre, ou d'admettre la matière éternelle par elle-même, ou la matière sortant éternellement de l'être puissant, intelligent, éternel.
    Mais, ou subsistante par sa propre nature, ou émanée de l'être producteur, elle existe de toute éternité, puisqu'elle existe, et qu'il n'y a aucune raison pour laquelle elle n'aurait pas existé auparavant.
    Si la matière est éternellement nécessaire, il est donc impossible, il est donc contradictoire qu'elle ne soit pas: mais quel homme peut assurer qu'il est impossible, qu'il est contradictoire que ce caillou et cette mouche n'aient pas l'existence ? On est pourtant forcé de dévorer cette difficulté qui étonne plus l'imagination qu'elle ne contredit les principes du raisonnement.
    En effet, dès que vous avez conçu que tout est émané de l'être suprême et intelligent, que rien n'en est émané sans raison, que cet être existant toujours a dû toujours agir, que par conséquent toutes les choses ont dû éternellement sortir du sein de son existence, vous ne devez pas être plus rebuté de croire la matière dont sont formés ce caillou et cette mouche une production éternelle, que vous n'êtes rebuté de concevoir la lumière comme une émanation éternelle de l'être tout puissant.
    Puisque je suis un être étendu et pensant, mon étendue et ma pensée sont donc des productions nécessaires de cet être. Il m'est évident que je ne puis me donner ni l'étendue ni la pensée: j'ai donc reçu l'une et l'autre de cet être nécessaire.
    Peut-il m'avoir donné ce qu'il n'a pas ? J'ai l'intelligence, et je suis dans l'espace; donc il est intelligent, et il est dans l'espace.
    Dire que cet être éternel, ce Dieu tout puissant, a de tout temps rempli nécessairement l'univers de ses productions, ce n'est pas lui ôter sa liberté; au contraire, car la liberté n'est que le pouvoir d'agir. Dieu a toujours pleinement agi; donc Dieu a toujours usé de la plénitude de sa liberté.
    La liberté qu'on nomme d'indifférence est un mot sans idée, une absurdité; car ce serait se déterminer sans raison, ce serait un effet sans cause. Donc Dieu ne peut avoir cette liberté prétendue qui est une contradiction dans les termes. Il a donc toujours agi par cette même nécessité qui fait son existence.
    Il est donc impossible que le monde soit sans Dieu, il est impossible que Dieu soit sans le monde.
    Ce monde est rempli d'êtres qui se succèdent; donc Dieu a toujours produit des êtres qui se sont succédé.
    Ces assertions préliminaires sont la base de l'ancienne philosophie orientale et de celle des Grecs. Il faut excepter Démocrite et Épicure, dont la philosophie corpusculaire a combattu ces dogmes. Mais remarquons que les épicuriens se fondaient sur une physique entièrement erronée, et que le système métaphysique de tous les autres philosophes subsiste avec tous les systèmes physiques. Toute la nature, excepté le vide, contredit Épicure; et aucun phénomène ne contredit la philosophie que je viens d'expliquer. Or une philosophie qui est d'accord avec tout ce qui se passe dans la nature, et qui contente les esprits les plus attentifs, n'est-elle pas supérieure à tout autre système non révélé ?
    Après les assertions des anciens philosophes, que j'ai rapprochées autant qu'il m'a été possible, que nous reste-t-il ? un chaos de doutes et de chimères. Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu un philosophe à système qui n'ait avoué à la fin de sa vie qu'il avait perdu son temps. Il faut avouer que les inventeurs des arts mécaniques ont été bien plus utiles aux hommes que les inventeurs des syllogismes: celui qui imagina la navette l'emporte furieusement sur celui qui imagina les idées innées.
PIERRE (SAINT).
    Pourquoi les successeurs de saint Pierre ont-ils eu tant de pouvoir en Occident, et aucun en Orient ? C'est demander pourquoi les évêques de Vurtzbourg et de Saltzbourg se sont attribué les droits régaliens dans des temps d'anarchie, tandis que les évêques grecs sont toujours restés sujets. Le temps, l'occasion, l'ambition des uns et la faiblesse des autres, ont fait et feront tout dans ce monde. Nous faisons toujours abstraction de ce qui est divin.
    A cette anarchie l'opinion s'est jointe, et l'opinion est la reine des hommes. Ce n'est pas qu'en effet ils aient une opinion bien déterminée, mais des mots leur en tiennent lieu.
    " Je te donnerai les clefs du royaume des cieux. " Les partisans outrés de l'évêque de Rome soutinrent, vers le onzième siècle, que qui donne le plus donne le moins; que les cieux entouraient la terre; et que Pierre ayant les clefs du contenant, il avait aussi les clefs du contenu. Si on entend par les cieux toutes les étoiles et toutes les planètes, il est évident, selon Tomasius, que les clefs données à Simon Barjone, surnommé Pierre, étaient un passe-partout. Si on entend par les cieux les nuées, l'atmosphère, l'éther, l'espace dans lequel roulent les planètes, il n'y a guère de serruriers, selon Meursius, qui puissent faire une clef pour ces portes-là. Mais les railleries ne sont pas des raisons.
    Les clefs en Palestine étaient une cheville de bois qu'on liait avec une courroie. Jésus dit à Barjone: " Ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans le ciel. " Les théologiens du pape en ont conclu que les papes avaient reçu le droit de lier et de délier les peuples du serment de fidélité fait à leurs rois, et de disposer à leur gré de tous les royaumes. C'est conclure magnifiquement. Les communes, dans les états-généraux de France en 1302, disent, dans leur requête au roi, que " Boniface VIII était un b ***** qui croyait que Dieu liait et emprisonnait au ciel ce que ce Boniface liait sur terre. " Un fameux luthérien d'Allemagne (c'était Mélanchton) ne pouvait souffrir que Jésus eût dit à Simon Barjone, Cepha ou Cephas: " Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon assemblée, mon Église. " Il ne pouvait concevoir que Dieu eût employé un pareil jeu de mots, une pointe si extraordinaire, et que la puissance du pape fût fondée sur un quolibet. Cette pensée n'est permise qu'à un protestant.
    Pierre a passé pour avoir été évêque de Rome; mais on sait assez qu'en ce temps-là, et longtemps après, il n'y eut aucun évêché particulier. La société chrétienne ne prit une forme que vers le milieu du second siècle. Il se peut que Pierre eût fait le voyage de Rome; il se peut même qu'il fût mis en croix la tête en bas, quoique ce ne fût pas l'usage; mais on n'a aucune preuve de tout cela. Nous avons une lettre sous son nom, dans laquelle il dit qu'il est à Babylone: des canonistes judicieux ont prétendu que par Babylone on devait entendre Rome. Ainsi, supposé qu'il eût daté de Rome, on aurait pu conclure que la lettre avait été écrite à Babylone. On a tiré longtemps de pareilles conséquences, et c'est ainsi que le monde a été gouverné.
    Il y avait un saint homme à qui on avait fait payer bien chèrement un bénéfice à Rome, ce qui s'appelle une simonie; on lui demandait s'il croyait que Simon Pierre eût été au pays; il répondit: Je ne vois pas que Pierre y ait été, mais je suis sûr de Simon.
    Quant à la personne de saint Pierre, il faut avouer que Paul n'est pas le seul qui ait été scandalisé de sa conduite; on lui a souvent résisté en face, à lui et à ses successeurs. Saint Paul lui reprochait aigrement de manger des viandes défendues, c'est-à-dire du porc, du boudin, du lièvre, des anguilles, de l'ixion, et du griffon; Pierre se défendait en disant qu'il avait vu le ciel ouvert vers la sixième heure, et une grande nappe qui descendait des quatre coins du ciel, laquelle était toute remplie d'anguilles, de quadrupèdes et d'oiseaux, et que la voix d'un ange avait crié: " Tuez et mangez. " C'est apparemment cette même voix qui a crié à tant de pontifes: " Tuez tout, et mangez la substance du peuple, " dit Wollaston; mais ce reproche est beaucoup trop fort.
    Casaubon ne peut approuver la manière dont Pierre traita Anania et Saphira sa femme. De quel droit, dit Casaubon, un Juif esclave des Romains ordonnait-il ou souffrait-il que tous ceux qui croiraient en Jésus vendissent leurs héritages et en apportassent le prix à ses pieds ? Si quelque anabaptiste à Londres faisait apporter à ses pieds tout l'argent de ses frères, ne serait-il pas arrêté comme un séducteur séditieux, comme un larron, qu'on ne manquerait pas d'envoyer à Tyburn ? N'est-il pas horrible de faire mourir Anania, parce qu'ayant vendu son fonds et en ayant donné l'argent à Pierre, il avait retenu pour lui et pour sa femme quelques écus pour subvenir à leurs nécessités, sans le dire ? A peine Anania est-il mort, que sa femme arrive. Pierre, au lieu de l'avertir charitablement qu'il vient de faire mourir son mari d'apoplexie pour avoir gardé quelques oboles, et de lui dire de bien prendre garde à elle, la fait tomber dans le piége. Il lui demande si son mari a donné tout son argent aux saints. La bonne femme répond oui, et elle meurt sur-le-champ. Cela est dur.
    Conringius demande pourquoi Pierre, qui tuait ainsi ceux qui lui avaient fait l'aumône, n'allait pas tuer plutôt tous les docteurs qui avaient fait mourir Jésus-Christ, et qui le firent fouetter lui-même plus d'une fois. O Pierre, dit Conringius, vous faites mourir deux chrétiens qui vous ont fait l'aumône, et vous laissez vivre ceux qui ont crucifié votre Dieu !
    Nous avons eu, du temps de Henri IV et de Louis XIII, un avocat-général du parlement de Provence, homme de qualité, nommé Doraison de Torame, qui, dans un livre de l'Église militante dédié à Henri IV, a fait un chapitre entier des arrêts rendus par saint Pierre en matière criminelle. Il dit que l'arrêt prononcé par Pierre contre Anania et Saphira fut exécuté par Dieu même, aux termes et cas de la juridiction spirituelle. Tout son livre est dans ce goût. Conringius, comme on voit, ne pense pas comme notre avocat provençal. Apparemment que Conringius n'était pas en pays d'inquisition quand il faisait ces questions hardies.
    Érasme, à propos de Pierre, remarquait une chose fort singulière; c'est que le chef de la religion chrétienne commença son apostolat par renier Jésus-Christ, et que le premier pontife des Juifs avait commencé son ministère par faire un veau d'or et par l'adorer.
    Quoi qu'il en soit, Pierre nous est dépeint comme un pauvre qui catéchisait des pauvres. Il ressemble à ces fondateurs d'ordres, qui vivaient dans l'indigence, et dont les successeurs sont devenus grands seigneurs.
    Le pape, successeur de Pierre, a tantôt gagné, tantôt perdu; mais il lui reste encore environ cinquante millions d'hommes sur la terre, soumis en plusieurs points à ses lois, outre ses sujets immédiats.
    Se donner un maître à trois ou quatre cents lieues de chez soi; attendre pour penser que cet homme ait paru penser; n'oser juger en dernier ressort un procès entre quelques uns de ses concitoyens que par des commissaires nommés par cet étranger; n'oser se mettre en possession des champs et des vignes qu'on a obtenus de son propre roi, sans payer une somme considérable à ce maître étranger; violer les lois de son pays qui défendent d'épouser sa nièce, et l'épouser légitimement en donnant à ce maître étranger une somme encore plus considérable; n'oser cultiver son champ le jour que cet étranger veut qu'on célèbre la mémoire d'un inconnu qu'il a mis dans le ciel de son autorité privée: c'est là en partie ce que c'est que d'admettre un pape; ce sont là les libertés de l'Église gallicane, si nous en croyons Dumarsais.
    Il y a quelques autres peuples qui portent plus loin leur soumission. Nous avons vu de nos jours un souverain demander au pape la permission de faire juger par son tribunal royal des moines accusés de parricide, ne pouvoir obtenir cette permission, et n'oser les juger.
    On sait assez qu'autrefois les droits des papes allaient plus loin; ils étaient fort au-dessus des dieux de l'antiquité; car ces dieux passaient seulement pour disposer des empires, et les papes en disposaient en effet.
    Sturbinus dit qu'on peut pardonner à ceux qui doutent de la divinité et de l'infaillibilité du pape, quand on fait réflexion:
    Que quarante schismes ont profané la chaire de saint Pierre, et que vingt-sept l'ont ensanglantée
    Qu'Étienne VII, fils d'un prêtre, déterra le corps de Formose son prédécesseur, et fit trancher la tête à ce cadavre
    Que Sergius III, convaincu d'assassinats, eut un fils de Marozie, lequel hérita de la papauté
    Que Jean X, amant de Théodora, fut étranglé dans son lit
    Que Jean XI, fils de Sergius III, ne fut connu que par sa crapule
    Que Jean XII fut assassiné chez sa maîtresse
    Que Benoît IX acheta et revendit le pontificat
    Que Grégoire VII fut l'auteur de cinq cents ans de guerres civiles soutenues par ses successeurs
    Qu'enfin parmi tant de papes ambitieux, sanguinaires et débauchés, il y eut un Alexandre VI, dont le nom n'est prononcé qu'avec la même horreur que ceux des Néron et des Caligula.
    C'est une preuve, dit-on, de la divinité de leur caractère, qu'elle ait subsisté avec tant de crimes; mais si les califes avaient eu une conduite encore plus affreuse, ils auraient donc été encore plus divins. C'est ainsi que raisonne Dermius; on lui a répondu. Mais la meilleure réponse est dans la puissance mitigée que les évêques de Rome exercent aujourd'hui avec sagesse; dans la longue possession où les empereurs les laissent jouir, parce qu'ils ne peuvent les en dépouiller; dans le système d'un équilibre général, qui est l'esprit de toutes les cours.
    On a prétendu depuis peu qu'il n'y avait que deux peuples qui pussent envahir l'Italie et écraser Rome. Ce sont les Turcs et les Russes; mais ils sont nécessairement ennemis, et de plus....
    Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin.
    RACINE, Andromaque, acte I, scène II.
PIERRE-LE-GRAND ET J. J. ROUSSEAU.
SECTION PREMIÈRE.
    " Le czar Pierre.... n'avait pas le vrai génie, celui qui crée et fait tout de rien. Quelques unes des choses qu'il fit étaient bien, la plupart étaient déplacées. Il a vu que son peuple était barbare, il n'a point vu qu'il n'était pas mûr pour la police; il l'a voulu civiliser quand il ne fallait que l'aguerrir. Il a d'abord voulu faire des Allemands, des Anglais, quand il fallait commencer par faire des Russes; il a empêché ses sujets de devenir jamais ce qu'ils pourraient être, en leur persuadant qu'ils étaient ce qu'ils ne sont pas. C'est ainsi qu'un précepteur français forme son élève pour briller un moment dans son enfance, et puis n'être jamais rien. L'empire de Russie voudra subjuguer l'Europe, et sera subjugué lui-même. Les Tartares ses sujets ou ses voisins deviendront ses maîtres et les nôtres: cette révolution me paraît infaillible; tous les rois de l'Europe travaillent de concert à l'accélérer. " (Du Contrat social, liv. II, chap. VIII.)
    Ces paroles sont tirées d'une brochure intitulée le Contrat social, ou insocial, du peu sociable Jean-Jacques Rousseau. Il n'est pas étonnant qu'ayant fait des miracles à Venise, il ait fait des prophéties sur Moscou; mais comme il sait bien que le bon temps des miracles et des prophéties est passé, il doit croire que sa prédiction contre la Russie n'est pas aussi infaillible qu'elle lui a paru dans son premier accès. Il est doux d'annoncer la chute des grands empires, cela nous console de notre petitesse. Ce sera un beau gain pour la philosophie, quand nous verrons incessamment les Tartares Nogais, qui peuvent, je crois, mettre jusqu'à douze mille hommes en campagne, venir subjuguer la Russie, l'Allemagne, l'Italie, et la France. Mais je me flatte que l'empereur de la Chine ne le souffrira pas; il a déjà accédé à la paix perpétuelle; et comme il n'a plus de jésuites chez lui, il ne troublera point l'Europe. Jean-Jacques qui a, comme on croit, le vrai génie, trouve que Pierre-le-Grand ne l'avait pas.
    Un seigneur russe, homme de beaucoup d'esprit, qui s'amuse quelquefois à lire des brochures, se souvint, en lisant celle-ci, de quelques vers de Molière, et les cita fort à propos:
    Il semble à trois gredins, dans leur petit cerveau,
    Que pour être imprimés et reliés en veau,
    Les voilà dans l'état d'importantes personnes,
    Qu'avec leur plume ils font le destin des couronnes.
    Les Russes, dit Jean-Jacques, ne seront jamais policés. J'en ai vu du moins de très polis, et qui avaient l'esprit juste, fin, agréable, cultivé, et même conséquent, ce que Jean-Jacques trouvera fort extraordinaire.
    Comme il est très galant, il ne manquera pas de dire qu'ils se sont formés à la cour de l'impératrice Catherine, que son exemple a influé sur eux, mais que cela n'empêche pas qu'il n'ait raison, et que bientôt cet empire sera détruit.
    Ce petit bonhomme nous assure, dans un de ses modestes ouvrages, qu'on doit lui dresser une statue. Ce ne sera probablement ni à Moscou ni à Pétersbourg qu'on s'empressera de sculpter Jean-Jacques.
    Je voudrais, en général, que lorsqu'on juge les nations du haut de son grenier, on fût plus honnête et plus circonspect. Tout pauvre diable peut dire ce qu'il lui plaît des Athéniens, des Romains, et des anciens Perses. Il peut se tromper impunément sur les tribunats, sur les comices, sur la dictature. Il peut gouverner en idée deux ou trois mille lieues de pays, tandis qu'il est incapable de gouverner sa servante. Il peut dans un roman recevoir un baiser âcre de sa Julie, et conseiller à un prince d'épouser la fille d'un bourreau. Il y a des sottises sans conséquence; il y en a d'autres qui peuvent avoir des suites fâcheuses.
    Les fous de cour étaient fort sensés; ils n'insultaient par leurs bouffonneries que les faibles, et respectaient les puissants: les fous de village sont aujourd'hui plus hardis.
    On répondra que Diogène et l'Arétin ont été tolérés; d'accord: mais une mouche ayant vu un jour une hirondelle qui, en volant, emportait des toiles d'araignées, en voulut faire autant; elle y fut prise.
SECTION II.
    Ne peut-on pas dire de ces législateurs qui gouvernent l'univers à deux sous la feuille, et qui de leurs galetas donnent des ordres à tous les rois, ce qu'Homère dit de Calchas ?
    [Grec].
    Il., I, 10.
    Il connaît le passé, le présent, l'avenir.
    C'est dommage que l'auteur du petit paragraphe que nous venons de citer n'ait connu aucun des trois temps dont parle Homère.
    Pierre-le-Grand, dit-il, " n'avait pas le génie qui fait tout de rien. " Vraiment, Jean-Jacques, je le crois sans peine; car on prétend que Dieu seul a cette prérogative.
    " Il n'a pas vu que son peuple n'était pas mûr pour la police; " en ce cas, le czar est admirable de l'avoir fait mûrir. Il me semble que c'est Jean-Jacques qui n'a pas vu qu'il fallait se servir d'abord des Allemands et des Anglais pour faire des Russes.
    " Il a empêché ses sujets de jamais devenir ce qu'ils pourraient être, etc. "
    Cependant ces mêmes Russes sont devenus les vainqueurs des Turcs et des Tartares, les conquérants et les législateurs de la Crimée et de vingt peuples différents; leur souveraine a donné des lois à des nations dont le nom même était ignoré en Europe.
    Quant à la prophétie de Jean-Jacques, il se peut qu'il ait exalté son âme jusqu'à lire dans l'avenir; il a tout ce qu'il faut pour être prophète: mais pour le passé et pour le présent, on avouera qu'il n'y entend rien. Je doute que l'antiquité ait rien de comparable à la hardiesse d'envoyer quatre escadres du fond de la mer Baltique dans les mers de la Grèce, de dominer à la fois sur la mer Égée et sur le Pont-Euxin, de porter la terreur dans la Colchide et aux Dardanelles, de subjuguer la Tauride, et de forcer le vizir Azem à s'enfuir des bords du Danube jusqu'aux portes d'Andrinople.
    Si Jean-Jacques compte pour rien tant de grandes actions qui étonnent la terre attentive, il doit du moins avouer qu'il y a quelque générosité dans un comte d'Orloff, qui, après avoir pris un vaisseau qui portait toute la famille et tous les trésors d'un bacha, lui renvoya sa famille et ses trésors.
    Si les Russes n'étaient pas mûrs pour la police du temps de Pierre-le-Grand, convenons qu'ils sont mûrs aujourd'hui pour la grandeur d'âme, et que Jean-Jacques n'est pas tout-à-fait mûr pour la vérité et pour le raisonnement.
    A l'égard de l'avenir, nous le saurons quand nous aurons des Ézéchiels, des Isaïes, des Habacucs, des Michées. Mais le temps en est passé; et, si on ose le dire, il est à craindre qu'il ne revienne plus.
    J'avoue que ces mensonges imprimés sur le temps présent m'étonnent toujours. Si on se donne ces libertés dans un siècle où mille volumes, mille gazettes, mille journaux peuvent continuellement vous démentir, quelle foi pourrons-nous avoir en ces historiens des anciens temps qui recueillaient tous les bruits vagues, qui ne consultaient aucunes archives, qui mettaient par écrit ce qu'ils avaient entendu dire à leurs grand'mères dans leur enfance, bien sûrs qu'aucun critique ne relèverait leurs fautes ?
    Nous eûmes longtemps neuf Muses, la saine critique est la dixième, qui est venue bien tard. Elle n'existait point du temps de Cécrops, du premier Bacchus, de Sanchoniathon, de Thaut, de Brama, etc., etc. On écrivait alors impunément tout ce qu'on voulait: il faut être aujourd'hui un peu plus avisé.

Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.

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