RELIGION

RELIGION
SECTION PREMIÈRE.
    Les épicuriens, qui n'avaient nulle religion, recommandaient l'éloignement des affaires publiques, l'étude et la concorde. Cette secte était une société d'amis, car leur principal dogme était l'amitié. Atticus, Lucrèce, Memmius, et quelques hommes de cette trempe, pouvaient vivre très honnêtement ensemble, et cela se voit dans tous les pays. Philosophez tant qu'il vous plaira entre vous. Je crois entendre des amateurs qui se donnent un concert d'une musique savante et raffinée; mais gardez-vous d'exécuter ce concert devant le vulgaire ignorant et brutal; il pourrait vous casser vos instruments sur vos têtes. Si vous avez une bourgade à gouverner, il faut qu'elle ait une religion.
    Je ne parle point ici de la nôtre; elle est la seule bonne, la seule nécessaire, la seule prouvée, et la seconde révélée.
    Aurait-il été possible à l'esprit humain, je ne dis pas d'admettre une religion qui approchât de la nôtre, mais qui fût moins mauvaise que toutes les autres religions de l'univers ensemble ? et quelle serait cette religion ?
    Ne serait-ce point celle qui nous proposerait l'adoration de l'être suprême, unique, infini, éternel, formateur du monde, qui le meut et le vivifie, cui nec simile nec secundum; celle qui nous réunirait à cet être des êtres pour prix de nos vertus, et qui nous en séparerait pour le châtiment de nos crimes ?
    Celle qui admettrait très peu de dogmes inventés par la démence orgueilleuse, éternels sujets de dispute; celle qui enseignerait une morale pure, sur laquelle on ne disputât jamais ?
    Celle qui ne ferait point consister l'essence du culte dans de vaines cérémonies, comme de vous cracher dans la bouche, ou de vous ôter un bout de votre prépuce, ou de vous couper un testicule, attendu qu'on peut remplir tous les devoirs de la société avec deux testicules et un prépuce entier, et sans qu'on vous crache dans la bouche ?
    Celle de servir son prochain pour l'amour de Dieu, au lieu de le persécuter, de l'égorger au nom de Dieu; celle qui tolérerait toutes les autres, et qui, méritant ainsi la bienveillance de toutes, serait seule capable de faire du genre humain un peuple de frères ?
    Celle qui aurait des cérémonies augustes dont le vulgaire serait frappé, sans avoir des mystères qui pourraient révolter les sages et irriter les incrédules ?
    Celle qui offrirait aux hommes plus d'encouragement aux vertus sociales que d'expiations pour les perversités ?
    Celle qui assurerait à ses ministres un revenu assez honorable pour les faire subsister avec décence, et ne leur laisserait jamais usurper des dignités et un pouvoir qui pourraient en faire des tyrans ? Celle qui établirait des retraites commodes pour la vieillesse et pour la maladie, mais jamais pour la fainéantise ?
    Une grande partie de cette religion est déjà dans le coeur de plusieurs princes, et elle sera dominante dès que les articles de paix perpétuelle que l'abbé de Saint-Pierre a proposés seront signés de tous les potentats.
SECTION II.
    Je méditais cette nuit; j'étais absorbé dans la contemplation de la nature; j'admirais l'immensité, le cours, les rapports de ces globes infinis que le vulgaire ne sait pas admirer.
    J'admirais encore plus l'intelligence qui préside à ces vastes ressorts. Je me disais: Il faut être aveugle pour n'être pas ébloui de ce spectacle; il faut être stupide pour n'en pas reconnaître l'auteur; il faut être fou pour ne pas l'adorer. Quel tribut d'adoration dois-je lui rendre ? ce tribut ne doit-il pas être le même dans toute l'étendue de l'espace, puisque c'est le même pouvoir suprême qui règne également dans cette étendue ? Un être pensant qui habite dans une étoile de la voie lactée ne lui doit-il pas le même hommage que l'être pensant sur ce petit globe où nous sommes ? La lumière est uniforme pour l'astre de Sirius et pour nous; la morale doit être uniforme. Si un animal sentant et pensant dans Sirius est né d'un père et d'une mère tendres qui aient été occupés de son bonheur, il leur doit autant d'amour et de soins que nous en devons ici à nos parents. Si quelqu'un dans la voie lactée voit un indigent estropié, s'il peut le soulager et s'il ne le fait pas, il est coupable envers tous les globes. Le coeur a partout les mêmes devoirs: sur les marches du trône de Dieu, s'il a un trône; et au fond de l'abîme, s'il est un abîme.
    J'étais plongé dans ces idées, quand un de ces génies qui remplissent les intermondes descendit vers moi. Je reconnus cette même créature aérienne qui m'avait apparu autrefois pour m'apprendre combien les jugements de Dieu diffèrent des nôtres, et combien une bonne action est préférable à la controverse.
    Il me transporta dans un désert tout couvert d'ossements entassés; et entre ces monceaux de morts il y avait des allées d'arbres toujours verts, et au bout de chaque allée un grand homme d'un aspect auguste, qui regardait avec compassion ces tristes restes.
    Hélas ! mon archange, lui dis-je, où m'avez-vous mené ? A la désolation, me répondit-il. - Et qui sont ces beaux patriarches que je vois immobiles et attendris au bout de ces allées vertes, et qui semblent pleurer sur cette foule innombrable de morts ? Tu le sauras, pauvre créature humaine, me répliqua le génie des intermondes; mais auparavant il faut que tu pleures.
    Il commença par le premier amas. Ceux-ci, dit-il, sont les vingt-trois mille Juifs qui dansèrent devant un veau, avec les vingt-quatre mille qui furent tués sur des filles madianites. Le nombre des massacrés pour des délits ou des méprises pareilles se monte à près de trois cent mille.
    Aux allées suivantes sont les charniers des chrétiens égorgés les uns par les autres pour des disputes métaphysiques. Ils sont divisés en plusieurs monceaux de quatre siècles chacun. Un seul aurait monté jusqu'au ciel; il a fallu les partager.
    Quoi ! m'écriai-je, des frères ont traité ainsi leurs frères, et j'ai le malheur d'être dans cette confrérie !
    Voici, dit l'esprit, les douze millions d'Américains tués dans leur patrie, parce qu'ils n'avaient pas été baptisés. Eh, mon Dieu ! que ne laissiez-vous ces ossements affreux se dessécher dans l'hémisphère où leurs corps naquirent, et où ils furent livrés à tant de trépas différents ? Pourquoi réunir ici tous ces monuments abominables de la barbarie et du fanatisme ? - Pour t'instruire.
    Puisque tu veux m'instruire, dis-je au génie, apprends-moi s'il y a eu d'autres peuples que les chrétiens et les Juifs à qui le zèle et la religion malheureusement tournée en fanatisme aient inspiré tant de cruautés horribles. Oui, me dit-il; les mahométans se sont souillés des mêmes inhumanités, mais rarement; et lorsqu'on leur a demandé amman, miséricorde, et qu'on leur a offert le tribut, ils ont pardonné.
    Pour les autres nations, il n'y en a aucune depuis l'existence du monde qui ait jamais fait une guerre purement de religion. Suis-moi maintenant. Je le suivis.
    Un peu au-delà de ces piles de morts nous trouvâmes d'autres piles; c'étaient des sacs d'or et d'argent, et chacune avait son étiquette: " Substance des hérétiques massacrés au dix-huitième siècle, au dix-sept, au seizième, " et ainsi en remontant: " Or et argent des Américains égorgés, etc., etc. " Et toutes ces piles étaient surmontées de croix, de mitres, de crosses, de tiares enrichies de pierreries.
    Quoi ! mon génie, ce fut donc pour avoir ces richesses qu'on accumula ces morts ? - Oui, mon fils.
    Je versai des larmes; et quand j'eus mérité par ma douleur qu'il me menât au bout des allées vertes, il m'y conduisit.
    Contemple, me dit-il, les héros de l'humanité qui ont été les bienfaiteurs de la terre, et qui se sont tous réunis à bannir du monde, autant qu'ils l'ont pu, la violence et la rapine. Interroge-les.
    Je courus au premier de la bande; il avait une couronne sur la tête, et un petit encensoir à la main; je lui demandai humblement son nom. Je suis Numa Pompilius, me dit-il; je succédai à un brigand, et j'avais des brigands à gouverner: je leur enseignai la vertu et le culte de Dieu; ils oublièrent après moi plus d'une fois l'un et l'autre; je défendis qu'il y eût dans les temples aucun simulacre, parce que la Divinité qui anime la nature ne peut être représentée. Les Romains n'eurent sous mon règne ni guerres ni séditions, et ma religion ne fit que du bien. Tous les peuples voisins vinrent honorer mes funérailles, ce qui n'est arrivé qu'à moi.
    Je lui baisai la main, et j'allai au second; c'était un beau vieillard d'environ cent ans, vêtu d'une robe blanche: il mettait le doigt médium sur sa bouche, et de l'autre main il jetait des fèves derrière lui. Je reconnus Pythagore. Il m'assura qu'il n'avait jamais eu de cuisse d'or, et qu'il n'avait point été coq; mais qu'il avait gouverné les Crotoniates avec autant de justice que Numa gouvernait les Romains, à peu près de son temps, et que cette justice était la chose du monde la plus nécessaire et la plus rare. J'appris que les pythagoriciens faisaient leur examen de conscience deux fois par jour. Les honnêtes gens ! et que nous sommes loin d'eux ! Mais nous qui n'avons été pendant treize cents ans que des assassins, nous disons que ces sages étaient des orgueilleux.
    Je ne dis mot à Pythagore pour lui plaire, et je passai à Zoroastre, qui s'occupait à concentrer le feu céleste dans le foyer d'un miroir concave, au milieu d'un vestibule à cent portes qui toutes conduisent à la sagesse. Sur la principale de ces portes , je lus ces paroles, qui sont le précis de toute la morale, et qui abrégent toutes les disputes des casuistes:
    " Dans le doute si une action est bonne ou mauvaise, abstiens-toi. "
    Certainement, dis-je à mon génie, les barbares qui ont immolé toutes les victimes dont j'ai vu les ossements n'avaient pas lu ces belles paroles.
    Nous vîmes ensuite les Zaleucus, les Thalès, les Anaximandre, et tous les sages qui avaient cherché la vérité et pratiqué la vertu.
    Quand nous fûmes à Socrate, je le reconnus bien vite à son nez épaté. Eh bien, lui dis-je, vous voilà donc au nombre des confidents du Très-Haut ! Tous les habitants de l'Europe, excepté les Turcs et les Tartares de Crimée, qui ne savent rien, prononcent votre nom avec respect. On le révère, on l'aime, ce grand nom, au point qu'on a voulu savoir ceux de vos persécuteurs. On connaît Mélitus et Anitus à cause de vous, comme on connaît Ravaillac à cause de Henri IV: mais je ne connais que ce nom d'Anitus; je ne sais pas précisément quel était ce scélérat par qui vous fûtes calomnié, et qui vint à bout de vous faire condamner à la ciguë.
    Je n'ai jamais pensé à cet homme depuis mon aventure, me répondit Socrate; mais puisque vous m'en faites souvenir, je le plains beaucoup. C'était un méchant prêtre qui faisait secrètement un commerce de cuirs, négoce réputé honteux parmi nous. Il envoya ses deux enfants dans mon école. Les autres disciples leur reprochèrent leur père le corroyeur; ils furent obligés de sortir. Le père irrité n'eut point de cesse qu'il n'eût ameuté contre moi tous les prêtres et tous les sophistes. On persuada au conseil des cinq cents que j'étais un impie qui ne croyait pas que la Lune, Mercure et Mars fussent des dieux. En effet, je pensais comme à présent qu'il n'y a qu'un Dieu, maître de toute la nature. Les juges me livrèrent à l'empoisonneur de la république; il accourcit ma vie de quelques jours: je mourus tranquillement à l'âge de soixante et dix ans; et depuis ce temps-là je passe une vie heureuse avec tous ces grands hommes que vous voyez, et dont je suis le moindre.
    Après avoir joui quelque temps de l'entretien de Socrate, je m'avançai avec mon guide dans un bosquet situé au-dessus des bocages où tous ces sages de l'antiquité semblaient goûter un doux repos.
    Je vis un homme d'une figure douce et simple, qui me parut âgé d'environ trente-cinq ans. Il jetait de loin des regards de compassion sur ces amas d'ossements blanchis, à travers desquels on m'avait fait passer pour arriver à la demeure des sages. Je fus étonné de lui trouver les pieds enflés et sanglants, les mains de même, le flanc percé, et les côtes écorchées de coups de fouet. Eh, bon Dieu ! lui dis-je, est-il possible qu'un juste, un sage soit dans cet état ? je viens d'en voir un qui a été traité d'une manière bien odieuse; mais il n'y a pas de comparaison entre son supplice et le vôtre. De mauvais prêtres et de mauvais juges l'ont empoisonné: est-ce aussi par des prêtres et par des juges que vous avez été assassiné si cruellement ?
    Il me répondit oui avec beaucoup d'affabilité.
    Et qui étaient donc ces monstres ?
    " C'étaient des hypocrites. "
    Ah ! c'est tout dire; je comprends par ce seul mot qu'ils dûrent vous condamner au dernier supplice. Vous leur aviez donc prouvé, comme Socrate, que la Lune n'était pas une déesse, et que Mercure n'était pas un dieu ?
    " Non, il n'était pas question de ces planètes. Mes compatriotes ne savaient point du tout ce que c'est qu'une planète; ils étaient tous de francs ignorants. Leurs superstitions étaient toutes différentes de celles des Grecs. "
    Vous voulûtes donc leur enseigner une nouvelle religion ?
    " Point du tout; je leur disais simplement: Aimez Dieu de tout votre coeur, et votre prochain comme vous-même, car c'est là tout l'homme. Jugez si ce précepte n'est pas aussi ancien que l'univers; jugez si je leur apportais un culte nouveau. Je ne cessais de leur dire que j'étais venu non pour abolir la loi, mais pour l'accomplir; j'avais observé tous leurs rites; circoncis comme ils l'étaient tous, baptisé comme l'étaient les plus zélés d'entre eux, je payais comme eux le corban; je faisais comme eux la pâque, en mangeant debout un agneau cuit dans des laitues. Moi et mes amis nous allions prier dans le temple; mes amis même fréquentèrent ce temple après ma mort; en un mot, j'accomplis toutes leurs lois sans en excepter une. "
    Quoi ! ces misérables n'avaient pas même à vous reprocher de vous être écarté de leurs lois ?
    " Non sans doute. "
    Pourquoi donc vous ont-ils mis dans l'état où je vous vois ?
    " Que voulez-vous que je vous dise ? ils étaient fort orgueilleux et intéressés. Ils virent que je les connaissais; ils surent que je les faisais connaître aux citoyens; ils étaient les plus forts; ils m'ôtèrent la vie: et leurs semblables en feront toujours autant, s'ils le peuvent, à quiconque leur aura trop rendu justice. "
    Mais, ne dîtes-vous, ne fîtes-vous rien qui pût leur servir de prétexte ?
    " Tout sert de prétexte aux méchants. "
    Ne leur dîtes-vous pas une fois que vous étiez venu apporter le glaive et non la paix ?
    " C'est une erreur de copiste; je leur dis que j'apportais la paix et non le glaive. Je n'ai jamais rien écrit; on a pu changer ce que j'avais dit sans mauvaise intention. "
    Vous n'avez donc contribué en rien par vos discours, ou mal rendus, ou mal interprétés, à ces monceaux affreux d'ossements que j'ai vus sur ma route en venant vous consulter ?
    " Je n'ai vu qu'avec horreur ceux qui se sont rendus coupables de tous ces meurtres. "
    Et ces monuments de puissance et de richesse, d'orgueil et d'avarice, ces trésors, ces ornements, ces signes de grandeur, que j'ai vus accumulés sur la route en cherchant la sagesse, viennent-ils de vous ?
    " Cela est impossible; j'ai vécu, moi et les miens, dans la pauvreté et dans la bassesse: ma grandeur n'était que dans la vertu. "
    J'étais près de le supplier de vouloir bien me dire au juste qui il était. Mon guide m'avertit de n'en rien faire. Il me dit que je n'étais pas fait pour comprendre ces mystères sublimes. Je le conjurai seulement de m'apprendre en quoi consistait la vraie religion.
    " Ne vous l'ai-je pas déjà dit ? Aimez Dieu, et votre prochain comme vous-même. "
    Quoi ! en aimant Dieu on pourrait manger gras le vendredi ?
    " J'ai toujours mangé ce qu'on m'a donné; car j'étais trop pauvre pour donner à dîner à personne. "
    En aimant Dieu, en étant juste, ne pourrait-on pas être assez prudent pour ne point confier toutes les aventures de sa vie à un inconnu ?
    " C'est ainsi que j'en ai toujours usé. "
    Ne pourrai-je, en faisant du bien, me dispenser d'aller en pélerinage à Saint-Jacques de Compostelle ?
    " Je n'ai jamais été dans ce pays-là. "
    Faudrait-il me confiner dans une retraite avec des sots ?
    " Pour moi, j'ai toujours fait de petits voyages de ville en ville. "
    Me faudrait-il prendre parti pour l'Église grecque ou pour la latine ?
    " Je ne fis aucune différence entre le Juif et le Samaritain quand je fus au monde. "
    Eh bien, s'il est ainsi, je vous prends pour mon seul maître. Alors il me fit un signe de tête qui me remplit de consolation. La vision disparut, et la bonne conscience me resta.
SECTION III.
Questions sur la religion.
PREMIÈRE QUESTION.
    L'évêque de Worcester, Warburton, auteur d'un des plus savants ouvrages qu'on ait jamais faits, s'exprime ainsi, page 8, tome I: " Une religion, une société qui n'est pas fondée sur la créance d'une autre vie, doit être soutenue par une providence extraordinaire. Le judaïsme n'est pas fondé sur la créance d'une autre vie; donc le judaïsme a été soutenu par une providence extraordinaire. "
    Plusieurs théologiens se sont élevés contre lui; et comme on rétorque tous les arguments, on a rétorqué le sien, on lui a dit:
    " Toute religion qui n'est pas fondée sur le dogme de l'immortalité de l'âme, et sur les peines et les récompenses éternelles, est nécessairement fausse: or le judaïsme ne connut point ces dogmes; donc le judaïsme, loin d'être soutenu par la Providence, était, par vos principes, une religion fausse et barbare qui attaquait la Providence. "
    Cet évêque eut quelques autres adversaires qui lui soutinrent que l'immortalité de l'âme était connue chez les Juifs, dans le temps même de Moïse; mais il leur prouva très évidemment que ni le Décalogue, ni le Lévitique, ni le Deutéronome, n'avaient dit un seul mot de cette créance, et qu'il est ridicule de vouloir tordre et corrompre quelques passages des autres livres pour en tirer une vérité qui n'est point annoncée dans le livre de la loi.
    Monsieur l'évêque, ayant fait quatre volumes pour démontrer que la loi judaïque ne proposait ni peines ni récompenses après la mort, n'a jamais pu répondre à ses adversaires d'une manière bien satisfaisante. Ils lui disaient: " Ou Moïse connaissait ce dogme, et alors il a trompé les Juifs en ne le manifestant pas; ou il l'ignorait, et en ce cas il n'en savait pas assez pour fonder une bonne religion. En effet, si sa religion avait été bonne, pourquoi l'aurait-on abolie ? Une religion vraie doit être pour tous les temps et pour tous les lieux; elle doit être comme la lumière du soleil, qui éclaire tous les peuples et toutes les générations. "
    Ce prélat, tout éclairé qu'il est, a eu beaucoup de peine à se tirer de toutes ces difficultés: mais quel système en est exempt ?
SECONDE QUESTION.
    Un autre savant beaucoup plus philosophe, qui est un des plus profonds métaphysiciens de nos jours, donne de fortes raisons pour prouver que le polythéisme a été la première religion des hommes, et qu'on a commencé à croire plusieurs dieux, avant que la raison fût assez éclairée pour ne reconnaître qu'un seul être suprême.
    J'ose croire, au contraire, qu'on a commencé d'abord par reconnaître un seul Dieu, et qu'ensuite la faiblesse humaine en a adopté plusieurs; et voici comme je conçois la chose:
    Il est indubitable qu'il y eut des bourgades avant qu'on eût bâti de grandes villes, et que tous les hommes ont été divisés en petites républiques avant qu'ils fussent réunis dans de grands empires. Il est bien naturel qu'une bourgade effrayée du tonnerre, affligée de la perte de ses moissons, maltraitée par la bourgade voisine, sentant tous les jours sa faiblesse, sentant partout un pouvoir invisible, ait bientôt dit: Il y a quelque être au-dessus de nous qui nous fait du bien et du mal.
    Il me paraît impossible qu'elle ait dit: Il y a deux pouvoirs. Car pourquoi plusieurs ? On commence en tout genre par le simple, ensuite vient le composé, et souvent enfin on revient au simple par des lumières supérieures. Telle est la marche de l'esprit humain.
    Quel est cet être qu'on aura d'abord invoqué ? sera-ce le soleil ? sera-ce la lune ? je ne le crois pas. Examinons ce qui se passe dans les enfants; ils sont à peu près ce que sont les hommes ignorants. Ils ne sont frappés ni de la beauté ni de l'utilité de l'astre qui anime la nature, ni des secours que la lune nous prête, ni des variations régulières de son cours; ils n'y pensent pas, ils y sont trop accoutumés. On n'adore, on n'invoque, on ne veut apaiser que ce qu'on craint; tous les enfants voient le ciel avec indifférence; mais que le tonnerre gronde, ils tremblent, ils vont se cacher. Les premiers hommes en ont sans doute agi de même. Il ne peut y avoir que des espèces de philosophes qui aient remarqué le cours des astres, les aient fait admirer, et les aient fait adorer; mais des cultivateurs simples et sans aucune lumière n'en savaient pas assez pour embrasser une erreur si noble.
    Un village se sera donc borné à dire: Il y a une puissance qui tonne, qui grêle sur nous, qui fait mourir nos enfants; apaisons-la: mais comment l'apaiser ? Nous voyons que nous avons calmé par de petits présents la colère des gens irrités; faisons donc de petits présents à cette puissance. Il faut bien aussi lui donner un nom. Le premier qui s'offre est celui de chef, de maître, de seigneur; cette puissance est donc appelée monseigneur. C'est probablement la raison pour laquelle les premiers Égyptiens appelèrent leur dieu Knef; les Syriens, Adoni; les peuples voisins, Baal ou Bel, ou Melch, ou Moloch; les Scythes, Papée: tous mots qui signifient seigneur, maître.
    C'est ainsi qu'on trouva presque toute l'Amérique partagée en une multitude de petites peuplades, qui toutes avaient leur dieu protecteur. Les Mexicains mêmes, et les Péruviens, qui étaient de grandes nations, n'avaient qu'un seul dieu: l'une adorait Manco Kapak, l'autre le dieu de la guerre. Les Mexicains donnaient à leur dieu guerrier le nom de Vitzliputzli, comme les Hébreux avaient appelé leur Seigneur Sabaoth.
    Ce n'est point par une raison supérieure et cultivée que tous les peuples ont ainsi commencé à reconnaître une seule divinité; s'ils avaient été philosophes, ils auraient adoré le dieu de toute la nature, et non pas le dieu d'un village; ils auraient examiné ces rapports infinis de tous les êtres, qui prouvent un être créateur et conservateur; mais ils n'examinèrent rien, ils sentirent. C'est là le progrès de notre faible entendement; chaque bourgade sentait sa faiblesse et le besoin qu'elle avait d'un fort protecteur. Elle imaginait cet être tutélaire et terrible résidant dans la forêt voisine, ou sur la montagne, ou dans une nuée. Elle n'en imaginait qu'un seul, parce que la bourgade n'avait qu'un chef à la guerre. Elle l'imaginait corporel, parce qu'il était impossible de se le représenter autrement. Elle ne pouvait croire que la bourgade voisine n'eût pas aussi son dieu. Voilà pourquoi Jephté dit aux habitants de Moab: " Vous possédez légitimement ce que votre dieu Chamos vous a fait conquérir; vous devez nous laisser jouir de ce que notre dieu nous a donné par ses victoires (Juges, XI, 24). "
    Ce discours, tenu par un étranger à d'autres étrangers, est très remarquable. Les Juifs et les Moabites avaient dépossédé les naturels du pays; l'un et l'autre n'avait d'autre droit que celui de la force, et l'un dit à l'autre: Ton dieu t'a protégé dans ton usurpation, souffre que mon dieu me protége dans la mienne.
    Jérémie et Amos demandent l'un et l'autre " quelle raison a eue le dieu Melchom de s'emparer du pays de Gad. " Il paraît évident par ces passages que l'antiquité attribuait à chaque pays un dieu protecteur. On trouve encore des traces de cette théologie dans Homère.
    Il est bien naturel que l'imagination des hommes s'étant échauffée, et leur esprit ayant acquis des connaissances confuses, ils aient bientôt multiplié leurs dieux, et assigné des protecteurs aux éléments, aux mers, aux forêts, aux fontaines, aux campagnes. Plus ils auront examiné les astres, plus ils auront été frappés d'admiration. Le moyen de ne pas adorer le soleil, quand on adore la divinité d'un ruisseau ? Dès que le premier pas est fait, la terre est bientôt couverte de dieux; et on descend enfin des astres aux chats et aux ognons.
    Cependant il faut bien que la raison se perfectionne; le temps forme enfin des philosophes qui voient que ni les ognons, ni les chats, ni même les astres, n'ont arrangé l'ordre de la nature. Tous ces philosophes, babyloniens, persans, égyptiens, scythes, grecs et romains, admettent un Dieu suprême, rémunérateur et vengeur.
    Ils ne le disent pas d'abord aux peuples; car quiconque eût mal parlé des ognons et des chats devant des vieilles et des prêtres eût été lapidé; quiconque eût reproché à certains Égyptiens de manger leurs dieux eût été mangé lui-même, comme en effet Juvénal rapporte qu'un Égyptien fut tué et mangé tout cru dans une dispute de controverse.
    Mais que fit-on ? Orphée et d'autres établissent des mystères que les initiés jurent par des serments exécrables de ne point révéler, et le principal de ces mystères est l'adoration d'un seul Dieu. Cette grande vérité pénètre dans la moitié de la terre; le nombre des initiés devient immense: il est vrai que l'ancienne religion subsiste toujours; mais comme elle n'est point contraire au dogme de l'unité de Dieu, on la laisse subsister. Et pourquoi l'abolirait-on ? Les Romains reconnaissent le Deus optimus maximus; les Grecs ont leur Zeus, leur Dieu suprême. Toutes les autres divinités ne sont que des êtres intermédiaires: on place des héros et des empereurs au rang des dieux, c'est-à-dire des bienheureux; mais il est sûr que Claude, Octave, Tibère, et Caligula, ne sont pas regardés comme les créateurs du ciel et de la terre.
    En un mot, il paraît prouvé que, du temps d'Auguste, tous ceux qui avaient une religion reconnaissaient un Dieu supérieur, éternel, et plusieurs ordres de dieux secondaires, dont le culte fut appelé depuis idolâtrie.
    Les lois des Juifs n'avaient jamais favorisé l'idolâtrie; car quoiqu'ils admissent des malachim, des anges, des êtres célestes d'un ordre inférieur, leur loi n'ordonnait point que ces divinités secondaires eussent un culte chez eux. Ils adoraient les anges, il est vrai, c'est-à-dire ils se prosternaient quand ils en voyaient; mais comme cela n'arrivait pas souvent, il n'y avait ni de cérémonial ni de culte légal établi pour eux. Les chérubins de l'arche ne recevaient point d'hommages. Il est constant que les Juifs, du moins depuis Alexandre, adoraient ouvertement un seul Dieu, comme la foule innombrable d'initiés l'adoraient secrètement dans leurs mystères.
TROISIÈME QUESTION.
    Ce fut dans ce temps où le culte d'un Dieu suprême était universellement établi chez tous les sages en Asie, en Europe, et en Afrique, que la religion chrétienne prit naissance.
    Le platonisme aida beaucoup à l'intelligence de ses dogmes. Le Logos, qui, chez Platon, signifiait la sagesse, la raison de l'être suprême, devint chez nous le Verbe et une seconde personne de Dieu. Une métaphysique profonde et au-dessus de l'intelligence humaine fut un sanctuaire inaccessible dans lequel la religion fut enveloppée.
    On ne répétera point ici comment Marie fut déclarée dans la suite mère de Dieu, comment on établit la consubstantialité du Père et du Verbe, et la procession du Pneuma, organe divin du divin Logos, deux natures et deux volontés résultantes de l'hypostase, et enfin la manducation supérieure, l'âme nourrie ainsi que le corps des membres et du sang de l'Homme-Dieu adoré et mangé sous la forme du pain, présent aux yeux, sensible au goût, et cependant anéanti. Tous les mystères ont été sublimes.
    On commença, dès le second siècle, par chasser les démons au nom de Jésus: auparavant on les chassait au nom de Jehovah ou Ihaho; car saint Matthieu rapporte que les ennemis de Jésus ayant dit qu'il chassait les démons au nom du prince des démons, il leur répondit: " Si c'est par Belzébuth que je chasse les démons, par qui vos enfants les chassent-ils ? "
    On ne sait point en quel temps les Juifs reconnurent pour prince des démons Belzébuth, qui était un dieu étranger; mais on sait (et c'est Josèphe qui nous l'apprend) qu'il y avait à Jérusalem des exorcistes préposés pour chasser les démons des corps des possédés, c'est-à-dire des hommes attaqués de maladies singulières, qu'on attribuait alors dans une grande partie de la terre à des génies malfaisants.
    On chassait donc ces démons avec la véritable prononciation de Jehovah aujourd'hui perdue, et avec d'autres cérémonies aujourd'hui oubliées.
    Cet exorcisme par Jehovah ou par les autres noms de Dieu était encore en usage dans les premiers siècles de l'Église. Origène, en disputant contre Celse, lui dit, n° 262: " Si en invoquant Dieu, ou en jurant par lui, on le nomme le Dieu d'Abraham, d'Isaac, et de Jacob, on fera certaines choses par ces noms, dont la nature et la force sont telles que les démons se soumettent à ceux qui les prononcent; mais si on le nomme d'un autre nom, comme Dieu de la mer bruyante, supplantateur, ces noms seront sans vertu. Le nom d'Israël traduit en grec ne pourra rien opérer; mais prononcez-le en hébreu, avec les autres mots requis, vous opérerez la conjuration. "
    Le même Origène, au nombre XIX, dit ces paroles remarquables: " Il y a des noms qui ont naturellement de la vertu, tels que sont ceux dont se servent les sages parmi les Égyptiens, les mages en Perse, les brachmanes dans l'Inde. Ce qu'on nomme magie n'est pas un art vain et chimérique, ainsi que le prétendent les stoïciens et les épicuriens: ni le nom de Sabaoth, ni celui d'Adonaï, n'ont pas été faits pour des êtres créés, mais ils appartiennent à une théologie mystérieuse qui se rapporte au Créateur; de là vient la vertu de ces noms quand on les arrange et qu'on les prononce selon les règles, etc. "
    Origène en parlant ainsi ne donne point son sentiment particulier, il ne fait que rapporter l'opinion universelle. Toutes les religions alors connues admettaient une espèce de magie; et on distinguait la magie céleste et la magie infernale, la nécromancie et la théurgie; tout était prodige, divination, oracle. Les Perses ne niaient point les miracles des Égyptiens, ni les Égyptiens ceux des Perses. Dieu permettait que les premiers chrétiens fussent persuadés des oracles attribués aux sibylles, et leur laissait encore quelques erreurs peu importantes, qui ne corrompaient point le fond de la religion.
    Une chose encore fort remarquable, c'est que les chrétiens des deux premiers siècles avaient de l'horreur pour les temples, les autels et les simulacres. C'est ce qu'Origène avoue, n° 347. Tout changea depuis avec la discipline, quand l'Église reçut une forme constante.
QUATRIÈME QUESTION.
    Lorsqu'une fois une religion est établie légalement dans un État, les tribunaux sont tous occupés à empêcher qu'on ne renouvelle la plupart des choses qu'on faisait dans cette religion avant qu'elle fût publiquement reçue. Les fondateurs s'assemblaient en secret malgré les magistrats; on ne permet que les assemblées publiques sous les yeux de la loi, et toutes associations qui se dérobent à la loi sont défendues. L'ancienne maxime était qu'il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes; la maxime opposée est reçue, que c'est obéir à Dieu que de suivre les lois de l'État. On n'entendait parler que d'obsessions et de possessions; le diable était alors déchaîné sur la terre; le diable ne sort plus aujourd'hui de sa demeure. Les prodiges, les prédictions étaient alors nécessaires, on ne les admet plus: un homme qui prédirait des calamités sur les places publiques serait mis aux Petites-Maisons. Les fondateurs recevaient secrètement l'argent des fidèles; un homme qui recueillerait de l'argent pour en disposer, sans y être autorisé par la loi, serait repris de justice. Ainsi on ne se sert plus d'aucun des échafauds qui ont servi à bâtir l'édifice.
CINQUIÈME QUESTION.
    Après notre sainte religion, qui sans doute est la seule bonne, quelle serait la moins mauvaise ?
    Ne serait-ce pas la plus simple ? ne serait-ce pas celle qui enseignerait beaucoup de morale et très peu de dogmes ? celle qui tendrait à rendre les hommes justes, sans les rendre absurdes ? celle qui n'ordonnerait point de croire des choses impossibles, contradictoires, injurieuses à la Divinité, et pernicieuses au genre humain, et qui n'oserait point menacer des peines éternelles quiconque aurait le sens commun ? Ne serait-ce point celle qui ne soutiendrait pas sa créance par des bourreaux, et qui n'inonderait pas la terre de sang pour des sophismes inintelligibles ? celle dans laquelle une équivoque, un jeu de mots et deux ou trois chartes supposées ne feraient pas un souverain et un dieu d'un prêtre souvent incestueux, homicide et empoisonneur ? celle qui ne soumettrait pas les rois à ce prêtre ? celle qui n'enseignerait que l'adoration d'un Dieu, la justice, la tolérance, et l'humanité ?
SIXIÈME QUESTION.
    On a dit que la religion des gentils était absurde en plusieurs points, contradictoire, pernicieuse; mais ne lui a-t-on pas imputé plus de mal qu'elle n'en a fait, et plus de sottises qu'elle n'en a prêché ?
    Car de voir Jupiter taureau,
    Serpent, cygne, ou quelque autre chose,
    Je ne trouve point cela beau,
    Et ne m'étonne pas si parfois on en cause.
    MOLIÈRE, Prologue d'Amphitryon.
    Sans doute cela est fort impertinent; mais qu'on me montre dans toute l'antiquité un temple dédié à Léda couchant avec un cygne ou avec un taureau ? Y a-t-il eu un sermon prêché dans Athènes ou dans Rome pour encourager les filles à faire des enfants avec les cygnes de leur basse-cour ? Les fables recueillies et ornées par Ovide sont-elles la religion ? ne ressemblent-elles pas à notre Légende dorée, à notre Fleur des saints ? Si quelque brame ou quelque derviche venait nous objecter l'histoire de sainte Marie égyptienne, laquelle n'ayant pas de quoi payer les matelots qui l'avaient conduite en Égypte, donna à chacun d'eux ce que l'on appelle des faveurs, en guise de monnaie, nous dirions au brame: Mon révérend père, vous vous trompez, notre religion n'est pas la Légende dorée.
    Nous reprochons aux anciens leurs oracles, leurs prodiges: s'ils revenaient au monde, et qu'on pût compter les miracles de Notre-Dame de Lorette et ceux de Notre-Dame d'Éphèse, en faveur de qui des deux serait la balance du compte ?
    Les sacrifices humains ont été établis chez presque tous les peuples, mais très rarement mis en usage. Nous n'avons que la fille de Jephté et le roi Agag d'immolés chez les Juifs, car Isaac et Jonathas ne le furent pas. L'histoire d'Iphigénie n'est pas bien avérée chez les Grecs. Les sacrifices humains sont très rares chez les anciens Romains; en un mot, la religion païenne a fait répandre très peu de sang, et la nôtre en a couvert la terre. La nôtre est sans doute la seule bonne, la seule vraie; mais nous avons fait tant de mal par son moyen, que quand nous parlons des autres nous devons être modestes.
SEPTIÈME QUESTION.
    Si un homme veut persuader sa religion à des étrangers ou à ses compatriotes, ne doit-il pas s'y prendre avec la plus insinuante douceur et la modération la plus engageante ? S'il commence par dire que ce qu'il annonce est démontré, il trouvera une foule d'incrédules; s'il ose leur dire qu'ils ne rejettent sa doctrine qu'autant qu'elle condamne leurs passions, que leur coeur a corrompu leur esprit, qu'ils n'ont qu'une raison fausse et orgueilleuse, il les révolte, il les anime contre lui, il ruine lui-même ce qu'il veut établir.
    Si la religion qu'il annonce est vraie, l'emportement et l'insolence la rendront-ils plus vraie ? Vous mettez-vous en colère quand vous dites qu'il faut être doux, patient, bienfaisant, juste, remplir tous les devoirs de la société ? non, car tout le monde est de votre avis. Pourquoi donc dites-vous des injures à votre frère, quand vous lui prêchez une métaphysique mystérieuse ? c'est que son sens irrite votre amour-propre. Vous avez l'orgueil d'exiger que votre frère soumette son intelligence à la vôtre: l'orgueil humilié produit la colère; elle n'a point d'autre source. Un homme blessé de vingt coups de fusil dans une bataille ne se met point en colère; mais un docteur blessé du refus d'un suffrage devient furieux et implacable.
HUITIÈME QUESTION.
    Ne faut-il pas soigneusement distinguer la religion de l'État et la religion théologique ? Celle de l'État exige que les imans tiennent des registres des circoncis, les curés ou pasteurs des registres des baptisés; qu'il y ait des mosquées, des églises, des temples, des jours consacrés à l'adoration et au repos, des rites établis par la loi; que les ministres de ces rites aient de la considération sans pouvoir; qu'ils enseignent les bonnes moeurs au peuple, et que les ministres de la loi veillent sur les moeurs des ministres des temples. Cette religion de l'État ne peut en aucun temps causer aucun trouble.
    Il n'en est pas ainsi de la religion théologique; celle-ci est la source de toutes les sottises et de tous les troubles imaginables; c'est la mère du fanatisme et de la discorde civile; c'est l'ennemie du genre humain. Un bonze prétend que Fo est un dieu; qu'il a été prédit par des fakirs; qu'il est né d'un éléphant blanc; que chaque bonze peut faire un Fo avec des grimaces. Un talapoin dit que Fo était un saint homme dont les bonzes ont corrompu la doctrine, et que c'est Sammonocodom qui est le vrai dieu. Après cent arguments et cent démentis, les deux factions conviennent de s'en rapporter au dalaï-lama, qui demeure à trois cents lieues de là, qui est immortel et même infaillible. Les deux factions lui envoient une députation solennelle. Le dalaï-lama commence, selon son divin usage, par leur distribuer sa chaise percée.
    Les deux sectes rivales la reçoivent d'abord avec un respect égal, la font sécher au soleil, et l'enchâssent dans de petits chapelets qu'ils baisent dévotement: mais dès que le dalaï-lama et son conseil ont prononcé au nom de Fo, voilà le parti condamné qui jette les chapelets au nez du vice-dieu, et qui lui veut donner cent coups d'étrivières. L'autre parti défend son lama dont il a reçu de bonnes terres; tous deux se battent longtemps; et quand ils sont las de s'exterminer, de s'assassiner, de s'empoisonner réciproquement, ils se disent encore de grosses injures; et le dalaï-lama en rit; et il distribue encore sa chaise percée à quiconque veut bien recevoir les déjections du bon père lama.

Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.

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