VERS ET POÉSIE

VERS ET POÉSIE
    Il est aisé d'être prosateur, très difficile et très rare d'être poète. Plus d'un prosateur a fait semblant de mépriser la poésie. Il faut leur rappeler souvent le mot de Montaigne: " Nous ne pouvons y atteindre, vengeons-nous par en médire. "
    Nous avons déjà remarqué que Montesquieu n'ayant pu réussir en vers, s'avisa, dans ses Lettres persanes, de n'admettre nul mérite dans Virgile et dans Horace. L'éloquent Bossuet tenta de faire quelques vers, et les fit détestables; mais il se garda bien de déclamer contre les grands poètes.
    Fénélon ne fit guère de meilleurs vers que Bossuet; mais il savait par coeur presque toutes les belles poésies de l'antiquité: son esprit en est plein; il les cite souvent dans ses lettres.
    Il me semble qu'il n'y a jamais eu d'homme véritablement éloquent qui n'ait aimé la poésie. Je n'en citerai pour exemples que César et Cicéron: l'un fit la tragédie d'Oedipe; nous avons de l'autre des morceaux de poésie qui pouvaient passer pour les meilleurs avant que Lucrèce, Virgile, et Horace, parussent.
    Rien n'est plus aisé que de faire de mauvais vers en français; rien de plus difficile que d'en faire de bons. Trois choses rendent cette difficulté presque insurmontable: la gêne de la rime, le trop petit nombre de rimes nobles et heureuses , la privation de ces inversions dont le grec et le latin abondent. Aussi nous avons très peu de poètes qui soient toujours élégants et toujours corrects. Il n'y a peut-être en France que Racine et Boileau qui aient une élégance continue. Mais remarquez que les beaux morceaux de Corneille sont toujours bien écrits, à quelques petites fautes près. On en peut dire autant des meilleures scènes en vers de Molière, des opéra de Quinault, des bonnes fables de La Fontaine. Ce sont là les seuls génies qui ont illustré la poésie en France dans le grand siècle. Presque tous les autres ont manqué de naturel, de variété, d'éloquence, d'élégance, de justesse, de cette logique secrète qui doit guider toutes les pensées sans jamais paraître; presque tous ont péché contre la langue.
    Quelquefois au théâtre on est ébloui d'une tirade de vers pompeux, récités avec emphase. L'homme sans discernement applaudit, l'homme de goût condamne. Mais comment l'homme de goût fera-t-il comprendre à l'autre que les vers applaudis par lui ne valent rien ? Si je ne me trompe, voici la méthode la plus sûre.
    Dépouillez les vers de la cadence et de la rime, sans y rien changer d'ailleurs. Alors la faiblesse et la fausseté de la pensée, ou l'impropriété des termes, ou le solécisme, ou le barbarisme, ou l'ampoulé, se manifeste dans toute sa turpitude.
    Faites cette expérience sur tous les vers de la tragédie d'Iphigénie, ou d'Armide, et sur ceux de l'Art poétique, vous n'y trouverez aucun de ces défauts, pas un mot vicieux, pas un mot hors de sa place. Vous verrez que l'auteur a toujours exprimé heureusement sa pensée, et que la gêne de la rime n'a rien coûté au sens.
    Prenez au hasard toute autre pièce de vers, par exemple, la tragédie de Didon , qui me tombe actuellement sous la main. Voici le discours que tient Iarbe, à la première scène:
    Tous mes ambassadeurs irrités et confus
    Trop souvent de la reine ont subi les refus.
    Voisin de ses états, faibles dans leur naissance,
    Je croyais que Didon, redoutant ma vengeance,
    Se résoudrait sans peine à l'hymen glorieux
    D'un monarque puissant, fils du maître des dieux.
    Je contiens cependant la fureur qui m'anime
    Et déguisant encor mon dépit légitime,
    Pour la dernière fois en proie à ses hauteurs,
    Je viens sous le faux nom de mes ambassadeurs,
    Au milieu de la cour d'une reine étrangère,
    D'un refus obstiné pénétrer le mystère
    Que sais-je !... n'écouter qu'un transport amoureux,
    Me découvrir moi-même, et déclarer mes feux.
    Otez la rime, et vous serez révolté de voir subir des refus; parce qu'on essuie un refus, et qu'on subit une peine. Subir un refus est un barbarisme.
    " Je croyais que Didon, redoutant ma vengeance, se résoudrait sans peine. " Si elle ne se résolvait que par crainte de la vengeance, il est bien clair qu'alors elle ne se résoudrait pas sans peine, mais avec beaucoup de peine et de douleur. Elle se résoudrait malgré elle; elle prendrait un parti forcé. Iarbe, en parlant ainsi, fait un contre-sens.
    Il dit " qu'il est en proie aux hauteurs de la reine. " On peut être exposé à des hauteurs, mais on ne peut y être en proie, comme on l'est à la colère, à la vengeance, à la cruauté. Pourquoi ? c'est que la cruauté, la vengeance, la colère, poursuivent en effet l'objet de leur ressentiment; et cet objet est regardé comme leur proie: mais des hauteurs ne poursuivent personne; les hauteurs n'ont point de proie.
    " Il vient sous le faux nom de ses ambassadeurs. Tous ses ambassadeurs ont subi des refus. " Il est impossible qu'il vienne sous le nom de tant d'ambassadeurs à la fois. Un homme ne peut porter qu'un nom; et s'il prend le nom d'un ambassadeur, il ne peut prendre le faux nom de cet ambassadeur, il prend le véritable nom de ce ministre. Iarbe dit donc tout le contraire de ce qu'il veut dire, et ce qu'il dit ne forme aucun sens.
    " Il veut pénétrer le mystère d'un refus. " Mais s'il a été refusé avec tant de hauteur, il n'y a nul mystère à ce refus. Il veut dire qu'il cherche à en pénétrer les raisons. Mais il y a grande différence entre raison et mystère. Sans le mot propre, on n'exprime jamais bien ce qu'on pense.
    " Que sais-je !... n'écouter qu'un transport amoureux, me découvrir moi-même, et déclarer mes feux. "
    Ces mots que sais-je ! font attendre que Iarbe va se livrer à la fureur de sa passion. Point du tout: il dit qu'il parlera peut-être d'amour à sa maîtresse; ce qui n'est assurément ni extraordinaire, ni dangereux, ni tragique, et ce qu'il devrait avoir déjà fait. Observez encore que s'il se découvre, il faut bien qu'il se découvre lui-même: ce lui-même est un pléonasme.
    Ce n'est pas ainsi que dans l'Andromaque Racine fait parler Oreste, qui se trouve à peu près dans la même situation.
    Il dit:
    Je me livre en aveugle au transport qui m'entraîne.
    J'aime, je viens chercher Hermione en ces lieux,
    La fléchir, l'enlever, ou mourir à ses yeux.
    RACINE; Andromaque, acte I, scène I.
    Voilà comme devait s'exprimer un caractère fougueux et passionné, tel qu'on peint Iarbe.
    Que de fautes dans ce peu de vers dès la première scène ! presque chaque mot est un défaut. Et si on voulait examiner ainsi tous nos ouvrages dramatiques, y en a-t-il un seul qui pût tenir contre une critique sévère ?
    L'Inès de La Motte est certainement une pièce touchante, on ne peut voir le dernier acte sans verser des larmes. L'auteur avait infiniment d'esprit; il l'avait juste, éclairé, délicat et fécond; mais, dès le commencement de la pièce, quelle versification faible, languissante, décousue, obscure, et quelle impropriété de termes !
    Mon fils ne me suit point: il a craint, je le vois,
    D'être ici le témoin du bruit de ses exploits.
    Vous, Rodrigue, le sang vous attache à sa gloire
    Votre valeur, Henrique, eut part à sa victoire.
    Ressentez avec moi sa nouvelle grandeur.
    Reine, de Ferdinand voici l'ambassadeur.
    D'abord, on ne sait quel est le personnage qui parle, ni à qui il s'adresse, ni dans quel lieu il est, ni de quelle victoire il s'agit; et c'est pécher contre la grande règle de Boileau et du bon sens.
    Le sujet n'est jamais assez tôt expliqué:
    Que le lieu de la scène y soit fixe et marqué.
    BOILEAU, Art poétique, chant III, 37.
    ....
    ....
    Que dès les premiers vers l'action préparée
    Sans peine du sujet aplanisse l'entrée.
    Ibid., vers 27.
    Ensuite, remarquez qu'on n'est point témoin d'un bruit d'exploits. Cette expression est vicieuse. L'auteur entend que peut-être ce fils trop modeste craint de jouir de sa renommée, qu'il veut se dérober aux honneurs qu'on s'empresse à lui rendre. Ces expressions seraient plus justes et plus nobles. Il s'agit d'une ambassade envoyée pour féliciter le prince. Ce n'est pas là un bruit d'exploits.
    Vous, Rodrigue. - Vous, Henrique. Il semble que le roi aille donner ses ordres à ce Rodrigue et à ce Henrique: point du tout; il ne leur ordonne rien, il ne leur apprend rien. Il s'interrompt pour leur dire seulement: Ressentez avec moi la nouvelle grandeur de mon fils. On ne ressent point une grandeur. Ce terme est absolument impropre; c'est une espèce de barbarisme. L'auteur aurait pu dire: Partagez son triomphe ainsi que son bonheur.
    Le roi s'interrompt encore pour dire, Reine, de Ferdinand voici l'ambassadeur, sans apprendre au public quel est ce Ferdinand, et de quel pays cet ambassadeur est venu. Aussitôt l'ambassadeur arrive. On apprend qu'il vient de Castille; que le personnage qui vient de parler est roi de Portugal, et qu'il vient le complimenter sur les victoires de l'infant son fils. Le roi de Portugal répond au compliment de cet ambassadeur de Castille, qu'il va enfin marier son fils à la soeur de Ferdinand roi de Castille.
    Allez; de mes desseins instruisez la Castille
    Faites savoir au roi cet hymen triomphant
    Dont je vais couronner les exploits de l'infant.
    Faire savoir un hymen, est sec et sans élégance. Un hymen triomphant, est très impropre et très vicieux, parce que cet hymen ne triomphe pas.
    Couronner les exploits d'un hymen, est trop trivial et n'est point à sa place, parce que ce mariage était conclu avant les triomphes de l'infant. Une plus grande faute est celle de dire sèchement à l'ambassadeur, allez-vous-en, comme si on parlait à un courrier; c'est manquer à la bienséance. Quand Pyrrhus donne audience à Oreste dans l'Andromaque, et lorsqu'il refuse ses propositions, il lui dit:
    Vous pouvez cependant voir la fille d'Hélène.
    Du sang qui vous unit je sais l'étroite chaîne.
    Après cela, seigneur, je ne vous retiens plus.
    RACINE, Andromaque, acte I, scène II.
    Toutes les bienséances sont observées dans le discours de Pyrrhus; c'est une règle qu'il ne faut jamais violer.
    Quand l'ambassadeur a été congédié, le roi de Portugal dit à sa femme (scène III):
    ...(Mon fils) est enfin digne que la princesse
    Lui donne avec sa main l'estime et la tendresse.
    Voilà un solécisme intolérable, ou plutôt un barbarisme. On ne donne point l'estime et la tendresse comme on donne le bonjour. Le pronom était absolument nécessaire; les esprits les plus grossiers sentent cette nécessité. Jamais le bourgeois le plus mal élevé n'a dit à sa maîtresse, accordez-moi l'estime, mais votre estime. La raison en est que tous nos sentiments nous appartiennent. Vous excitez ma colère, et non pas la colère; mon indignation, et non pas l'indignation, à moins qu'on n'entende l'indignation, la colère du public. On dit, vous avez l'estime et l'amour du peuple; vous avez mon amour et mon estime. Le vers de La Motte n'est pas français; et rien n'est peut-être plus rare que de parler français dans notre poésie.
    Mais, me dira-t-on, malgré cette mauvaise versification, Inès réussit: oui; elle réussirait cent fois davantage si elle était bien écrite; elle serait au rang des pièces de Racine, dont le style est, sans contredit, le principal mérite.
    Il n'y a de vraie réputation que celle qui est formée à la longue par le suffrage unanime des connaisseurs sévères. Je ne parle ici que d'après eux; je ne critique aucun mot, aucune phrase, sans en rendre une raison évidente. Je me garde bien d'en user comme ces regrattiers insolents de la littérature, ces faiseurs d'observations à tant la feuille, qui usurpent le nom de journalistes; qui croient flatter la malignité du public en disant, Cela est ridicule, cela est pitoyable, sans rien discuter, sans rien prouver. Ils débitent pour toute raison des injures, des sarcasmes, des calomnies. Ils tiennent bureau ouvert de médisance, au lieu d'ouvrir une école où l'on puisse s'instruire.
    Celui qui dit librement son avis, sans outrage et sans raillerie amère; qui raisonne avec son lecteur; qui cherche sérieusement à épurer la langue et le goût, mérite au moins l'indulgence de ses concitoyens. Il y a plus de soixante ans que j'étudie l'art des vers, et peut-être suis-je en droit de dire mon sentiment. Je dis donc qu'un vers, pour être bon, doit être semblable à l'or, en avoir le poids, le titre, et le son: le poids, c'est la pensée; le titre, c'est la pureté élégante du style; le son, c'est l'harmonie. Si l'une de ces trois qualités manque, le vers ne vaut rien.
    J'avance hardiment, sans crainte d'être démenti par quiconque a du goût, qu'il y a plusieurs pièces de Corneille où l'on ne trouvera pas six vers irrépréhensibles de suite. Je mets de ce nombre Théodore, Don Sanche, Attila, Bérénice, Agésilas; et je pourrais augmenter beaucoup cette liste. Je ne parle pas ainsi pour dépriser le mâle et puissant génie de Corneille, mais pour faire voir combien la versification française est difficile, et plutôt pour excuser ceux qui l'ont imité dans ses défauts que pour les condamner. Si vous lisez le Cid, les Horaces, Cinna, Pompée, Polyeucte, avec le même esprit de critique, vous y trouverez souvent douze vers de suite, je ne dis pas seulement bien faits, mais admirables.
    Tous les gens de lettres savent que lorsqu'on apporta au sévère Boileau la tragédie de Rhadamiste, il n'en put achever la lecture, et qu'il jeta le livre à la moitié du second acte. " Les Pradons, dit-il, dont nous nous sommes tant moqués, étaient des soleils en comparaison de ces gens-ci. " L'abbé Fraguier et l'abbé Gédoyn étaient présents avec Le Verrier, qui lisait la pièce. Je les entendis plus d'une fois raconter cette anecdote; et Racine le fils en fait mention dans la Vie de son père. L'abbé Gédoyn nous disait que ce qui les avait d'abord révoltés tous, était l'obscurité de l'exposition faite en mauvais vers. En effet, disait-il, nous ne pûmes jamais comprendre ces vers de Zénobie:
    A peine je touchais à mon troisième lustre,
    Lorsque tout fut conclu pour cet hymen illustre.
    Rhadamiste déjà s'en croyait assuré,
    Quand son père cruel, contre nous conjuré,
    Entra dans nos états suivi de Tyridate,
    Qui brûlait de s'unir au sang de Mithridate:
    Et ce Parthe, indigné qu'on lui ravît ma foi,
    Sema partout l'horreur, le désordre, et l'effroi.
    Mithridate, accablé par son indigne frère,
    Fit tomber sur le fils les cruautés du père.
    CRÉBILLON, Rhadamiste et Zénobie, acte I, scène I.
    Nous sentîmes tous, dit l'abbé Gédoyn, que l'hymen illustre n'était que pour rimer à troisième lustre: que le père cruel contre nous conjuré, et entrant dans nos états suivi de Tyridate, qui brûlait de s'unir au sang de Mithridate, était inintelligible à des auditeurs qui ne savaient encore ni qui était ce Tyridate, ni qui était ce Mithridate: que ce Parthe semant partout l'horreur, le désordre, et l'effroi, sont des expressions vagues, rebattues, qui n'apprennent rien de positif: que les cruautés du père, tombant sur le fils, sont une équivoque; qu'on ne sait si c'est le père qui poursuit le fils, ou si c'est Mithridate qui se venge sur le fils des cruautés du père.
    Le reste de l'exposition n'est guère plus clair. Ce défaut devait choquer étrangement Boileau et ses élèves, Boileau surtout qui avait dit dans sa Poétique:
    Je me ris d'un acteur, qui, lent à s'exprimer,
    De ce qu'il veut d'abord ne sait pas m'informer
    Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
    D'un divertissement me fait une fatigue.
    BOILEAU, Art poétique, chant III, 29.
    L'abbé Gédoyn ajoutait que Boileau avait arraché la pièce des mains de Le Verrier, et l'avait jetée par terre à ces vers:
    Eh ! que sais-je, Hiéron ? furieux, incertain,
    Criminel sans penchant, vertueux sans dessein,
    Jouet infortuné de ma douleur extrême,
    Dans l'état où je suis me connais-je moi-même ?
    Mon coeur, de soins divers sans cesse combattu,
    Ennemi du forfait sans aimer la vertu, etc.
    CRÉBILLON, Rhadamiste et Zénobie, acte II, scène I.
    Ces antithèses, en effet, ne forment qu'un contre-sens inintelligible. Que signifie criminel sans penchant ? Il fallait au moins dire sans penchant au crime. Il fallait jouter contre ces beaux vers de Quinault:
    Le destin de Médée est d'être criminelle:
    Mais son coeur était fait pour aimer la vertu.
    Thésée, acte II, scène I.
    Vertueux sans dessein: sans quel dessein ? Est-ce sans dessein d'être vertueux ? Il est impossible de tirer de ces vers un sens raisonnable.
    Comment le même homme qui vient de dire qu'il est vertueux, quoique sans dessein, peut-il dire qu'il n'aime point la vertu ? Avouons que tout cela est un étrange galimatias, et que Boileau avait raison.
    Par un don de César je suis roi d'Arménie,
    Parce qu'il croit par moi détruire l'Ibérie.
    CRÉBILLON, Rhadamiste et Zénobie, acte II, scène I.
    Boileau avait dit:
    Fuyez des mauvais sons le concours odieux.
    BOILEAU, Art poétique, chant I, 110.
    Certes, ce vers: Parce qu'il croit par moi, devait révolter son oreille.
    Le dégoût et l'impatience de ce grand critique étaient donc très excusables. Mais s'il avait entendu le reste de la pièce, il y aurait trouvé des beautés, de l'intérêt, du pathétique, du neuf, et plusieurs vers dignes de Corneille.
    Il est vrai que dans un ouvrage de longue haleine on doit pardonner à quelques vers mal faits, à quelques fautes contre la langue; mais en général un style pur et châtié est absolument nécessaire. Ne nous lassons point de citer l'Art poétique; il est le code, non seulement des poètes, mais même des prosateurs:
    Mon esprit n'admet point un pompeux barbarisme,
    Ni d'un vers ampoulé l'orgueilleux solécisme.
    Sans la langue, en un mot, l'auteur le plus divin
    Est toujours, quoi qu'il fasse, un méchant écrivain.
    BOILEAU, Art poétique, chant I, 159.
    On peut être sans doute très ennuyeux en écrivant bien; mais on l'est bien davantage en écrivant mal.
    N'oublions pas de dire qu'un style froid, languissant, décousu, sans grâces et sans force, dépourvu de génie et de variété, est encore pire que mille solécismes. Voilà pourquoi sur cent poètes il s'en trouve à peine un qu'on puisse lire. Songez à toutes les pièces de vers dont nos mercures sont surchargés depuis cent ans, et voyez si de dix mille il y en a deux dont on se souvienne. Nous avons environ quatre mille pièces de théâtre: combien peu sont échappées à un éternel oubli !
    Est-il possible qu'après les vers de Racine, des barbares aient osé forger des vers tels que ceux-ci:
    Le lac, où vous avez cent barques toutes prêtes,
    Lavant le pied des murs du palais où vous êtes,
    Vous peut faire aisément regagner Tézeuco
    Ses ports nous sont ouverts. D'ailleurs à Tabasco...
    Vous le savez, seigneur, l'ardeur était nouvelle,
    Et d'un premier butin l'espérance étant belle...
    Ne le bravons donc pas, risquons moins, et que Charle
    En maître désormais se présente et lui parle. -
    Ce prêtre d'un grand deuil menace Tlascala,
    Est-ce assez ? Sa fureur n'en demeure pas là.
    Nous saurons les serrer. Mais dans un temps plus calme
    Le myrte ne se doit cueillir qu'après la palme.
    ... Il apprit que le trône est l'autel éminent
    D'où part du roi des rois l'oracle dominant.
    Que le sceptre est la verge, etc..
    Est-ce sur le théâtre d'Iphigénie et de Phèdre, est-ce chez les Hurons, chez les Illinois, qu'on a fait ronfler ces vers et qu'on les a imprimés ?
    Il y a quelquefois des vers qui paraissent d'abord moins ridicules, mais qui le sont encore plus, pour peu qu'ils soient examinés par un sage critique.
CATILINA.
    Quoi ! madame, aux autels vous devancez l'aurore !
    Eh ! quel soin si pressant vous y conduit encore ?
    Qu'il m'est doux cependant de revoir vos beaux yeux,
    Et de pouvoir ici rassembler tous mes dieux !
TULLIE.
    Si ce sont là les dieux à qui tu sacrifies,
    Apprends qu'ils ont toujours abhorré les impies
    Et que si leur pouvoir égalait leur courroux,
    La foudre deviendrait le moindre de leurs coups.
CATILINA.
    Tullie, expliquez-moi ce que je viens d'entendre.
    CRÉBILLON, Catilina, acte I, scène III.
    Il a bien raison de demander à Tullie l'explication de tout ce galimatias.
    " Une femme qui devance l'aurore aux autels,
    Et qu'un soin pressant y conduit encore.
    Ses beaux yeux qui s'y rassemblent avec tous les dieux,
    Ces beaux yeux qui abhorrent les impies,
    Ces yeux dont la foudre deviendrait le moindre coup,
    Si leur pouvoir égalait le courroux de ces yeux, etc. "
    De telles tirades (et qui sont en très grand nombre) sont encore pires que le lac qui peut faire aisément regagner Tézeuco, et dont les ports sont ouverts d'ailleurs à Tabasco. Et que pouvons-nous dire d'un siècle qui a vu représenter des tragédies écrites tout entières dans ce style barbare ?
    Je le répète: je mets ces exemples sous les yeux, pour faire voir aux jeunes gens dans quels excès incroyables on peut tomber quand on se livre à la fureur de rimer sans demander conseil. Je dois exhorter les artistes à se nourrir du style de Racine et de Boileau, pour empêcher le siècle de tomber dans la plus ignominieuse barbarie.
    On dira, si l'on veut, que je suis jaloux des beaux yeux rassemblés avec les dieux, et dont la foudre est le moindre coup. Je répondrai que j'ai les mauvais vers en horreur, et que je suis en droit de le dire.
    Un abbé Trublet a imprimé qu'il ne pouvait lire un poème tout de suite. Hé ! M. l'abbé, que peut-on lire, que peut-on entendre, que peut-on faire longtemps et tout de suite ?

Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.

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