ARMES

ARMES
ARMES, ARMÉES.
    C'est une chose très digne de considération, qu'il y ait eu et qu'il y ait encore sur la terre des sociétés sans armées. Les brachmanes, qui gouvernèrent longtemps presque toute la grande Chersonnèse de l'Inde; les primitifs nommés Quakers, qui gouvernent la Pensylvanie; quelques peuplades de l'Amérique, quelques unes même du centre de l'Afrique; les Samoïèdes, les Lapons, les Kamshatkadiens, n'ont jamais marché en front de bandière pour détruire leurs voisins.
    Les brachmanes furent les plus considérables de tous ces peuples pacifiques; leur caste, qui est si ancienne, qui subsiste encore, et devant qui toutes les autres institutions sont nouvelles, est un prodige qu'on ne sait pas admirer. Leur police et leur religion se réunirent toujours à ne verser jamais de sang, pas même celui des moindres animaux. Avec un tel régime on est aisément subjugué; ils l'ont été, et n'ont point changé.
    Les Pensylvains n'ont jamais eu d'armée, et ils ont constamment la guerre en horreur.
    Plusieurs peuplades de l'Amérique ne savaient ce que c'était qu'une armée avant que les Espagnols vinssent les exterminer tous. Les habitants des bords de la mer Glaciale ignorent, et armes, et dieux des armées, et bataillons, et escadrons.
    Outre ces peuples, les prêtres, les religieux, ne portent les armes en aucun pays, du moins quand ils sont fidèles à leur institution.
    Ce n'est que chez les chrétiens qu'on a vu des sociétés religieuses établies pour combattre, comme templiers, chevaliers de Saint-Jean, chevaliers teutons, chevaliers porte-glaives. Ces ordres religieux furent institués à l'imitation des lévites, qui combattirent comme les autres tribus juives.
    Ni les armées ni les armes ne furent les mêmes dans l'antiquité. Les Égyptiens n'eurent presque jamais de cavalerie; elle eût été assez inutile dans un pays entrecoupé de canaux, inondé pendant cinq mois, et fangeux pendant cinq autres. Les habitants d'une grande partie de l'Asie employèrent les quadriges de guerre. Il en est parlé dans les annales de la Chine. Confutzée dit qu'encore de son temps chaque gouverneur de province fournissait à l'empereur mille chars de guerre à quatre chevaux. Les Troyens et les Grecs combattaient sur des chars à deux chevaux.
    La cavalerie et les chars furent inconnus à la nation juive dans un terrain montagneux, où leur premier roi n'avait que des ânesses quand il fut élu. Trente fils de Jaïr, princes de trente villes, à ce que dit le texte , étaient montés chacun sur un âne. Saül, depuis roi de Juda, n'avait que des ânesses; et les fils de David s'enfuirent tous sur des mules lorsque Absalon eut tué son frère Amnon. Absalon n'était monté que sur une mule dans la bataille qu'il livra contre les troupes de son père; ce qui prouve, selon les histoires juives, que l'on commençait alors à se servir de juments en Palestine, ou bien qu'on y était déjà assez riche pour acheter des mules des pays voisins.
    Les Grecs se servirent peu de cavalerie; ce fut principalement avec la phalange macédonienne qu'Alexandre gagna les batailles qui lui assujettirent la Perse.
    C'est l'infanterie romaine qui subjugua la plus grande partie du monde. César, à la bataille de Pharsale, n'avait que mille hommes de cavalerie.
    On ne sait point en quel temps les Indiens et les Africains commencèrent à faire marcher les éléphants à la tête de leurs armées. Ce n'est pas sans surprise qu'on voit les éléphants d'Annibal passer les Alpes, qui étaient beaucoup plus difficiles à franchir qu'aujourd'hui.
    On a disputé longtemps sur les dispositions des armées romaines et grecques, sur leurs armes, sur leurs évolutions.
    Chacun a donné son plan des batailles de Zama et de Pharsale.
    Le commentateur Calmet, bénédictin, a fait imprimer trois gros volumes du Dictionnaire de la Bible, dans lesquels, pour mieux expliquer les Commandements de Dieu, il a inséré cent gravures où se voient des plans de bataille et des siéges en taille-douce. Le Dieu des Juifs était le Dieu des armées, mais Calmet n'était pas son secrétaire: il n'a pu savoir que par révélation comment les armées des Amalécites, des Moabites, des Syriens, des Philistins, furent arrangées pour les jours de meurtre général. Ces estampes de carnage, dessinées au hasard, enchérirent son livre de cinq ou six louis d'or, et ne le rendirent pas meilleur.
    C'est une grande question si les Francs, que le jésuite Daniel appelle Français par anticipation, se servaient de flèches dans leurs armées, s'ils avaient des casques et des cuirasses.
    Supposé qu'ils allassent au combat presque nus, et armés seulement, comme on le dit, d'une petite hache de charpentier, d'une épée et d'un couteau; il en résultera que les Romains, maîtres des Gaules, si aisément vaincus par Clovis, avaient perdu toute leur ancienne valeur, et que les Gaulois aimèrent autant devenir les sujets d'un petit nombre de Francs, que d'un petit nombre de Romains.
    L'habillement de guerre changea ensuite, ainsi que tout change.
    Dans les temps des chevaliers, écuyers, et varlets, on ne connut plus que la gendarmerie à cheval en Allemagne, en France, en Italie, en Angleterre, en Espagne. Cette gendarmerie était couverte de fer, ainsi que les chevaux. Les fantassins étaient des serfs qui faisaient plutôt les fonctions de pionniers que de soldats. Mais les Anglais eurent toujours dans leurs gens de pied de bons archers, et c'est en grande partie ce qui leur fit gagner presque toutes les batailles.
    Qui croirait qu'aujourd'hui les armées ne font guère que des expériences de physique ? Un soldat serait bien étonné si quelque savant lui disait: " Mon ami, tu es un meilleur machiniste qu'Archimède. Cinq parties de salpêtre, une partie de soufre, une partie de carbo ligneus, ont été préparées chacune à part. Ton salpêtre dissous, bien filtré, bien évaporé, bien cristallisé, bien remué, bien séché, s'est incorporé avec le soufre purifié, et d'un beau jaune. Ces deux ingrédients, mêlés avec le charbon pilé, ont formé de grosses boules par le moyen d'un peu de vinaigre, ou de dissolution de sel ammoniac, ou d'urine. Ces boules ont été réduites in pulverem pyrium dans un moulin. L'effet de ce mélange est une dilatation qui est à peu près comme quatre mille est à l'unité; et le plomb qui est dans ton tuyau fait un autre effet qui est le produit de sa masse multipliée par sa vitesse.
    Le premier qui devina une grande partie de ce secret de mathématique fut un bénédictin nommé Roger Bacon. Celui qui l'inventa tout entier fut un autre bénédictin allemand nommé Schwartz, au quatorzième siècle. Ainsi, c'est à deux moines que tu dois l'art d'être un excellent meurtrier, si tu tires juste, et si ta poudre est bonne.
    C'est en vain que Ducange a prétendu qu'en 1338 les registres de la chambre des comptes de Paris font mention d'un mémoire payé pour de la poudre à canon: n'en crois rien, il s'agit là de l'artillerie, nom affecté aux anciennes machines de guerre, et aux nouvelles.
    La poudre à canon fit oublier entièrement le feu grégeois, dont les Maures faisaient encore quelque usage. Te voilà enfin dépositaire d'un art qui non seulement imite le tonnerre, mais qui est beaucoup plus terrible. "
    Ce discours qu'on tiendrait à un soldat, serait de la plus grande vérité. Deux moines ont en effet changé la face de la terre.
    Avant que les canons fussent connus, les nations hyperborées avaient subjugué presque tout l'hémisphère, et pourraient revenir encore, comme des loups affamés, dévorer les terres qui l'avaient été autrefois par leurs ancêtres.
    Dans toutes les armées c'était la force du corps, l'agilité, une espèce de fureur sanguinaire, un acharnement d'homme à homme qui décidaient de la victoire, et par conséquent du destin des états. Des hommes intrépides prenaient des villes avec des échelles. Il n'y avait guère plus de discipline dans les armées du Nord, au temps de la décadence de l'empire romain, que dans les bêtes carnassières qui fondent sur leur proie.
    Aujourd'hui une seule place frontière, munie de canon, arrêterait les armées des Attila et des Gengis.
    On a vu, il n'y a pas longtemps, une armée de Russes victorieux se consumer inutilement devant Custrin, qui n'est qu'une petite forteresse dans un marais.
    Dans les batailles, les hommes les plus faibles de corps peuvent l'emporter sur les plus robustes, avec une artillerie bien dirigée. Quelques canons suffirent à la bataille de Fontenoi pour faire retourner en arrière toute la colonne anglaise déjà maîtresse du champ de bataille.
    Les combattants ne s'approchent plus: le soldat n'a plus cette ardeur, cet emportement qui redouble dans la chaleur de l'action lorsque l'on combat corps à corps. La force, l'adresse, la trempe des armes même, sont inutiles. A peine une seule fois dans une guerre se sert-on de la baïonnette au bout du fusil, quoiqu'elle soit la plus terrible des armes.
    Dans une plaine souvent entourée de redoutes munies de gros canons, deux armées s'avancent en silence; chaque bataillon mène avec soi des canons de campagne; les premières lignes tirent l'une contre l'autre, et l'une après l'autre. Ce sont des victimes qu'on présente tour-à-tour aux coups de feu. On voit souvent sur les ailes des escadrons exposés continuellement aux coups de canon en attendant l'ordre du général. Les premiers qui se lassent de cette manoeuvre, laquelle ne laisse aucun lieu à l'impétuosité du courage, se débandent, et quittent le champ de bataille. On va les rallier, si l'on peut, à quelques milles de là. Les ennemis victorieux assiégent une ville qui leur coûte quelquefois plus de temps, plus d'hommes, plus d'argent, que plusieurs batailles ne leur auraient coûté. Les progrès sont très rarement rapides; et au bout de cinq ou six ans, les deux parties également épuisées sont obligées de faire la paix.
    Ainsi, à tout prendre, l'invention de l'artillerie et la méthode nouvelle ont établi entre les puissances une égalité qui met le genre humain à l'abri des anciennes dévastations, et qui par là rend les guerres moins funestes, quoiqu'elles le soient encore prodigieusement.
    Les Grecs, dans tous les temps, les Romains jusqu'au temps de Sylla, les autres peuples de l'Occident et du Septentrion, n'eurent jamais d'armée sur pied continuellement soudoyée; tout bourgeois était soldat, et s'enrôlait en temps de guerre. C'était précisément comme aujourd'hui en Suisse. Parcourez-la tout entière, vous n'y trouverez pas un bataillon, excepté dans le temps des revues; si elle a la guerre, vous y voyez tout d'un coup quatre-vingt mille soldats en armes.
    Ceux qui usurpèrent la puissance suprême depuis Sylla, eurent toujours des troupes permanentes soudoyées de l'argent des citoyens pour tenir les citoyens assujettis, encore plus que pour subjuguer les autres nations. Il n'y a pas jusqu'à l'évêque de Rome qui ne soudoie une petite armée. Qui l'eût dit du temps des apôtres, que le serviteur des serviteurs de Dieu aurait des régiments, et dans Rome ?
    Ce qu'on craint le plus en Angleterre, c'est a great standing army, une grande armée sur pied.
    Les janissaires ont fait la grandeur des sultans, mais aussi ils les ont étranglés. Les sultans auraient évité le cordon, si au lieu de ces grands corps ils en avaient établi de petits.
    La loi de Pologne est qu'il y ait une armée; mais elle appartient à la république qui la paie, quand elle peut en avoir une.

Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.

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