BABEL

BABEL
SECTION PREMIÈRE.
    Babel signifiait, chez les Orientaux, Dieu le père, la puissance de Dieu, la porte de Dieu, selon que l'on prononçait ce nom. C'est de là que Babylone fut la ville de Dieu, la ville sainte. Chaque capitale d'un État était la ville de Dieu, la ville sacrée. Les Grecs les appelèrent toutes Hierapolis, et il y en eut plus de trente de ce nom. La tour de Babel signifiait donc la tour du père Dieu.
    Josèphe, à la vérité, dit que Babel signifiait confusion. Calmet dit, après d'autres, que Bilba, en chaldéen, signifie confondue; mais tous les Orientaux ont été d'un sentiment contraire. Le mot de confusion serait une étrange origine de la capitale d'un vaste empire. J'aime autant Rabelais, qui prétend que Paris fut autrefois appelé Lutèce, à cause des blanches cuisses des dames.
    Quoi qu'il en soit, les commentateurs se sont fort tourmentés pour savoir jusqu'à quelle hauteur les hommes avaient élevé cette fameuse tour de Babel. Saint Jérôme lui donne vingt mille pieds. L'ancien livre juif intitulé Jacult lui en donnait quatre-vingt-un mille. Paul Lucas en a vu les restes, et c'est bien voir à lui. Mais ces dimensions ne sont pas la seule difficulté qui ait exercé les doctes.
    On a voulu savoir comment les enfants de Noé , " ayant partagé entre eux les îles des nations, s'établissant en divers pays, dont chacun eut sa langue, ses familles, et son peuple particulier, " tous les hommes se trouvèrent ensuite " dans la plaine de Sennaar pour y bâtir une tour, en disant: Rendons notre nom célèbre avant que nous soyons dispersés dans toute la terre. "
    La Genèse parle des États que les fils de Noé fondèrent. On a recherché comment les peuples de l'Europe, de l'Afrique, de l'Asie, vinrent tous à Sennaar, n'ayant tous qu'un même langage et une même volonté.
    La Vulgate met le déluge en l'année du monde 1656, et on place la construction de la tour de Babel en 1771; c'est-à-dire cent quinze ans après la destruction du genre humain, et pendant la vie même de Noé.
    Les hommes purent donc multiplier avec une prodigieuse célérité; tous les arts renaquirent en bien peu de temps. Si on réfléchit au grand nombre de métiers différents qu'il faut employer pour élever une tour si haute, on est effrayé d'un si prodigieux ouvrage.
    Il y a bien plus: Abraham était né, selon la Bible, environ quatre cents ans après le déluge; et déjà on voyait une suite de rois puissants en Égypte et en Asie. Bochart et les autres doctes ont beau charger leurs gros livres de systèmes et de mots phéniciens et chaldéens qu'ils n'entendent point; ils ont beau prendre la Thrace pour la Cappadoce, la Grèce pour la Crète, et l'île de Chypre pour Tyr; ils n'en nagent pas moins dans une mer d'ignorance qui n'a ni fond ni rive. Il eût été plus court d'avouer que Dieu nous a donné, après plusieurs siècles, les livres sacrés pour nous rendre plus gens de bien, et non pour faire de nous des géographes, et des chronologistes, et des étymologistes.
    Babel est Babylone; elle fut fondée, selon les historiens persans , par un prince nommé Tâmurath. La seule connaissance qu'on ait de ses antiquités consiste dans les observations astronomiques de dix-neuf cent trois années, envoyées par Callisthène, par ordre d'Alexandre, à son précepteur Aristote. A cette certitude se joint une probabilité extrême qui lui est presque égale: c'est qu'une nation qui avait une suite d'observations célestes depuis près de deux mille ans, était rassemblée en corps de peuple, et formait une puissance considérable plusieurs siècles avant la première observation.
    Il est triste qu'aucun des calculs des anciens auteurs profanes ne s'accorde avec nos auteurs sacrés, et que même aucun nom des princes qui régnèrent après les différentes époques assignées au déluge n'ait été connu ni des Égyptiens, ni des Syriens, ni des Babyloniens, ni des Grecs.
    Il n'est pas moins triste qu'il ne soit resté sur la terre, chez les auteurs profanes, aucun vestige de la tour de Babel: rien de cette histoire de la confusion des langues ne se trouve dans aucun livre: cette aventure si mémorable fut aussi inconnue de l'univers entier, que les noms de Noé, de Mathusalem, de Caïn, d'Abel, d'Adam, et d'ève.
    Cet embarras afflige notre curiosité. Hérodote, qui avait tant voyagé, ne parle ni de Noé, ni de Sem, ni de Réhu, ni de Salé, ni de Nembrod. Le nom de Nembrod est inconnu à toute l'antiquité profane: il n'y a que quelques Arabes et quelques Persans modernes qui aient fait mention de Nembrod, en falsifiant les livres des Juifs. Il ne nous reste, pour nous conduire dans ces ruines anciennes, que la foi à la Bible, ignorée de toutes les nations de l'univers pendant tant de siècles; mais heureusement c'est un guide infaillible.
    Hérodote, qui a mêlé trop de fables avec quelques vérités, prétend que de son temps, qui était celui de la plus grande puissance des Perses, souverains de Babylone, toutes les citoyennes de cette ville immense étaient obligées d'aller une fois dans leur vie au temple de Mylitta, déesse qu'il croit la même qu'Aphrodite ou Vénus, pour se prostituer aux étrangers; et que la loi leur ordonnait de recevoir de l'argent, comme un tribut sacré qu'on payait à la déesse.
    Ce conte des Mille et une Nuits ressemble à celui qu'Hérodote fait dans la page suivante, que Cyrus partagea le fleuve de l'Inde en trois cent soixante canaux, qui tous ont leur embouchure dans la mer Caspienne. Que diriez-vous de Mézerai, s'il nous avait raconté que Charlemagne partagea le Rhin en trois cent soixante canaux qui tombent dans la Méditerranée, et que toutes les dames de sa cour étaient obligées d'aller une fois en leur vie se présenter à l'église de Sainte-Geneviève, et de se prostituer à tous les passants pour de l'argent ?
    Il faut remarquer qu'une telle fable est encore plus absurde dans le siècle des Xerxès, où vivait Hérodote, qu'elle ne le serait dans celui de Charlemagne. Les Orientaux étaient mille fois plus jaloux que les Francs et les Gaulois. Les femmes de tous les grands seigneurs étaient soigneusement gardées par des eunuques. Cet usage subsistait de temps immémorial. On voit même dans l'histoire juive, que lorsque cette petite nation veut, comme les autres, avoir un roi , Samuel, pour les en détourner, et pour conserver son autorité, dit " qu'un roi les tyrannisera, qu'il prendra la dîme des vignes et des blés pour donner à ses eunuques. " Les rois accomplirent cette prédiction; car il est dit dans le troisième livre des Rois, que le roi Achab avait des eunuques, et dans le quatrième, que Joram, Jéhu, Joachim et Sédekias en avaient aussi.
    Il est parlé longtemps auparavant dans la Genèse des eunuques du pharaon; et il est dit que Putiphar, à qui Joseph fut vendu, était eunuque du roi. Il est donc clair qu'on avait à Babylone une foule d'eunuques pour garder les femmes. On ne leur faisait donc pas un devoir d'aller coucher avec le premier venu pour de l'argent. Babylone, la ville de Dieu, n'était donc pas un vaste b.... comme on l'a prétendu.
    Ces contes d'Hérodote, ainsi que tous les autres contes dans ce goût, sont aujourd'hui si décriés par tous les honnêtes gens, la raison a fait de si grands progrès, que les vieilles et les enfants mêmes ne croient plus ces sottises: " Non est vetula quae credat; nec pueri credunt, nisi qui nondum aere lavantur. "
    Il ne s'est trouvé de nos jours qu'un seul homme qui, n'étant pas de son siècle, a voulu justifier la fable d'Hérodote. Cette infamie lui paraît toute simple. Il veut prouver que les princesses babyloniennes se prostituaient par piété au premier venu, parce qu'il est dit, dans la sainte Écriture, que les Ammonites faisaient passer leurs enfants par le feu, en les présentant à Moloch; mais cet usage de quelques hordes barbares, cette superstition de faire passer ses enfants par les flammes, ou même de les brûler sur des bûchers en l'honneur de je ne sais quel Moloch, ces horreurs iroquoises d'un petit peuple infâme, ont-elles quelque rapport avec une prostitution si incroyable chez la nation la plus jalouse et la plus policée de tout l'Orient connu ? Ce qui se passe chez les Iroquois sera-t-il parmi nous une preuve des usages de la cour d'Espagne ou de celle de France ?
    Il apporte encore en preuve la fête des Lupercales chez les Romains, " pendant laquelle, dit-il, des jeunes gens de qualité et des magistrats respectables couraient nus par la ville, un fouet à la main, et frappaient de ce fouet des femmes de qualité qui se présentaient à eux sans rougir, dans l'espérance d'obtenir par là une plus heureuse délivrance. "
    Premièrement, il n'est point dit que les Romains de qualité courussent tout nus: Plutarque, au contraire, dit expressément, dans ses Demandes sur les Romains, qu'ils étaient couverts de la ceinture en bas.
    Secondement, il semble, à la manière dont s'exprime le défenseur des coutumes infâmes, que les dames romaines se troussaient pour recevoir des coups de fouet sur le ventre nu, ce qui est absolument faux.
    Troisièmement, cette fête des Lupercales n'a aucun rapport à la prétendue loi de Babylone, qui ordonne aux femmes et aux filles du roi, des satrapes, et des mages, de se vendre et de se prostituer par dévotion aux passants.
    Quand on ne connaît ni l'esprit humain, ni les moeurs des nations; quand on a le malheur de s'être borné à compiler des passages de vieux auteurs, qui presque tous se contredisent, il faut alors proposer son sentiment avec modestie; il faut savoir douter, secouer la poussière du collége, et ne jamais s'exprimer avec une insolence outrageuse.
    Hérodote, ou Ctésias, ou Diodore de Sicile, rapportent un fait; vous l'avez lu en grec; donc ce fait est vrai. Cette manière de raisonner n'est pas celle d'Euclide; elle est assez surprenante dans le siècle où nous vivons; mais tous les esprits ne se corrigeront pas si tôt; et il y aura toujours plus de gens qui compilent que de gens qui pensent.
    Nous ne dirons rien ici de la confusion des langues arrivée tout d'un coup pendant la construction de la tour de Babel. C'est un miracle rapporté dans la sainte Écriture. Nous n'expliquons, nous n'examinons même aucun miracle: nous les croyons d'une foi vive et sincère, comme tous les auteurs du grand ouvrage de l'Encyclopédie les ont crus.
    Nous dirons seulement que la chute de l'empire romain a produit plus de confusion et plus de langues nouvelles que la chute de la tour de Babel. Depuis le règne d'Auguste jusque vers le temps des Attila, des Clodvic, des Gondebaud, pendant six siècles, terra erat unius labii , la terre connue de nous était d'une seule langue. On parlait latin de l'Euphrate au mont Atlas. Les lois sous lesquelles vivaient cent nations étaient écrites en latin, et le grec servait d'amusement; le jargon barbare de chaque province n'était que pour la populace. On plaidait en latin dans les tribunaux de l'Afrique comme à Rome. Un habitant de Cornouailles partait pour l'Asie-Mineure, sûr d'être entendu partout sur la route. C'était du moins un bien que la rapacité des Romains avait fait aux hommes. On se trouvait citoyen de toutes les villes, sur le Danube comme sur le Guadalquivir. Aujourd'hui un Bergamasque qui voyage dans les petits cantons suisses, dont il n'est séparé que par une montagne, a besoin d'interprète comme s'il était à la Chine. C'est un des plus grands fléaux de la vie.
SECTION II.
    La vanité a toujours élevé les grands monuments. Ce fut par vanité que les hommes bâtirent la belle tour de Babel: Allons, élevons une tour dont le sommet touche au ciel, et rendons notre nom célèbre avant que nous soyons dispersés dans toute la terre. L'entreprise fut faite du temps d'un nommé Phaleg, qui comptait le bonhomme Noé pour son cinquième aïeul. L'architecture et tous les arts qui l'accompagnent avaient fait, comme on voit, de grands progrès en cinq générations. Saint Jérôme, le même qui a vu des faunes et des satyres, n'avait pas vu plus que moi la tour de Babel; mais il assure qu'elle avait vingt mille pieds de hauteur. C'est bien peu de chose. L'ancien livre Jacult, écrit par un des plus doctes Juifs, démontre que sa hauteur était de quatre-vingt et un mille pieds juifs; et il n'y a personne qui ne sache que le pied juif était à peu près de la longueur du pied grec. Cette dimension est bien plus vraisemblable que celle de Jérôme. Cette tour subsiste encore; mais elle n'est plus tout-à-fait si haute. Plusieurs voyageurs très véridiques l'ont vue: moi qui ne l'ai point vue, je n'en parlerai pas plus que d'Adam mon grand-père, avec qui je n'ai point eu l'honneur de converser. Mais consultez le révérend P. dom Calmet: c'est un homme d'un esprit fin et d'une profonde philosophie; il vous expliquera la chose. Je ne sais pas pourquoi il est dit dans la Genèse que Babel signifie confusion; car Ba signifie père dans les langues orientales, et Bel signifie Dieu; Babel signifie la ville de Dieu, la ville sainte. Les anciens donnaient ce nom à toutes leurs capitales. Mais il est incontestable que Babel veut dire confusion, soit parce que les architectes furent confondus après avoir élevé leur ouvrage jusqu'à quatre-vingt et un mille pieds juifs, soit parce que les langues se confondirent; et c'est évidemment depuis ce temps-là que les Allemands n'entendent plus les Chinois; car il est clair, selon le savant Bochart, que le chinois est originairement la même langue que le haut-allemand.

Dictionnaire philosophique de Voltaire. 2014.

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